Prêtre de paroisse dans la Genève protestante du début du XXe siècle, polémiste catholique, professeur au séminaire, philosophe et théologien, cardinal et figure de l’Église suisse, qui est Charles Journet (1891-1975) ? Une figure de sainteté dont la vie et l’enseignement sont à redécouvrir.
1924 : Professeur de théologie dogmatique au grand séminaire de Fribourg
Nommé en 1924 professeur de dogme, il le restera jusqu’en 1970, date à compter de laquelle les séminaristes du grand séminaire sont envoyés suivre les cours à la faculté de théologie de l’Université (ne recevant plus au séminaire que les cours de liturgie et de pastorale).
Comment était « Monsieur Journet » dans le cadre du séminaire[1]Cf. Guy Boissard, Charles Journet (1891-1975), Paris, Salvator, 2008, p. 187-207. ? D’abord, il est intéressant de remarquer que Journet, auteur d’une vaste et impressionnante œuvre d’ecclésiologie, n’a jamais enseigné le traité De Ecclesia (« De l’Église »). Toute sa vie, il commenta la Somme Théologique de saint Thomas : De Deo uno et trino, De Christo, De gratia, et De sacramentis (Traités « de Dieu un et trine », « du Christ », « de la grâce », « des sacrements »). C’est sans doute cette longue fréquentation de la dogmatique thomasienne qui lui permit de constituer une synthèse si profonde sur le mystère de l’Église, en son lien avec celui des personnes divines, du Christ et de sa grâce, permettant d’appréhender l’Église comme étant le Corps mystique du Verbe incarné. Son approche en effet est bien plus théologale, que purement descriptive ou sèchement canonique : ce qu’il voulait, c’était montrer combien est savoureuse la vérité divine, comme le laissait d’ailleurs percevoir la manière qu’il avait de prononcer ce « recta sapere »[2]« goûter le bien » : expression de l’oraison au Saint-Esprit récitée avant l’étude dans la prière au Saint-Esprit qui ouvrait ses cours.
Un professeur « dans sa bulle », un maître attachant
Quant au professeur, il faut reconnaître qu’il est un peu « dans sa bulle », certes apprécié de ses confrères (qui l’admirent et le respectent), mais tout de même un peu à l’écart, ce qui sans doute peut s’expliquer par une surdité croissante. Les repas au réfectoire lui pesaient en conséquence : dans les dernières années, on le voyait régulièrement faire la moue devant les plats qui étaient servis et tirer de sa poche une tablette de chocolat qu’il avalait consciencieusement, avant de se lever de table en plein repas et de regagner sa chambre !
En classe, d’aucuns soulignent qu’il était vraiment un maître auquel on s’attache par l’esprit et le cœur, bien plus qu’un simple professeur. Rapportons ici le témoignage de Bernard Genoud, futur évêque de Lausanne, Genève et Fribourg :
Je peux affirmer que Charles Journet ne fut pas un professeur. C’était un maître. En cela, on aurait pu le comparer à Socrate. Comme lui, il n’avait pas vraiment d’élèves, mais des disciples […]. Nous avons besoin de maîtres qui soient des vérités « audiovisuelles », c’est-à-dire qui vivent ce qu’ils disent et qui ont l’humble courage de partager ce vécu. Mais cela n’est possible que s’ils rencontrent des interlocuteurs avec lesquels tisser des liens de connivence, de complicité ; cette qualité d’âme, de fraternité, d’amitié capable d’accueillir la Vérité qui se donne à entendre. Charles Journet était de la race de ces vrais maîtres. Il nous donnait à comprendre le sens le plus intime des mots. Rien qu’en les prononçant, telles des huîtres, il les débarrassait de leur coquille pour nous donner à contempler la perle précieuse qu’ils tenaient jusque-là cachée[3]Charles Journet, Comme une flèche de feu, Genève, Ad Solem, 2008, p. 6..
En cours avec le cardinal Journet
Dans ses cours, il n’était peut-être pas toujours facile à suivre (sauf dans les premières heures du traité où il commentait longuement le plan, soulignant l’articulation des différentes parties en des vues de synthèses puissantes : ses auditeurs baignaient alors dans la lumière). Mais après, il s’engageait dans les méandres des articles de saint Thomas qu’il commentait les uns après les autres, directement dans le texte de la Somme, sans l’aide d’aucun polycopié ni d’aucune note (il disait qu’après avoir enseigné les mêmes choses pendant tant d’années, un professeur « sait » son cours). Il cherchait toujours le mot juste, et son verbe restait quelquefois en suspens devant le mystère qu’il ne voulait pas trahir ou galvauder. Certains buvaient littéralement ses paroles, mais plus d’un trouvait cet enseignement quelque peu hermétique.
On raconte qu’il avait un côté assez tranchant – on dit que c’est un trait commun aux habitants de Genève. Ainsi, il n’était pas rare de l’entendre lancer à l’un ou l’autre : « Alors, vous dormez aujourd’hui », ou encore « Vous feriez mieux d’aller planter des choux », ou même, assez souvent, à l’ensemble de la classe qui semblait ne pas le suivre : « Vous ne comprenez pas : vous être vraiment des idiots. » Le propos était vif, mais non sans une certaine affection. Certains l’avaient bien compris, quand d’autres s’en montraient offusqués. Par exemple, son futur secrétaire lors du Concile, Monseigneur Pierre Mamie (avec qui il avait une relation privilégiée), lui montra – avant de la soutenir – sa thèse de doctorat et Journet, après y avoir jeté un œil, de lui dire, avec un sourire : « Vous auriez au moins pu l’écrire sur des billets de vingt francs : au moins, ça aurait valu quelque chose ». C’est ainsi que ses disciples racontent « Monsieur Journet » : les petits côtés d’un grand homme !
Le courage du thomisme classique
Si cette facette du personnage explique qu’il n’ait pas fait l’unanimité parmi ses élèves, la raison la plus profonde en est peut-être son thomisme résolument classique, pétri de la lecture de Jean de Saint-Thomas et des idées maîtresses du P. Garrigou-Lagrange. D’autant que dans les années 1950-1960, il n’hésite pas à dénoncer le pédagogisme (qui affecte négativement la transmission de la foi) et les expérimentations liturgiques alors répandues. Et l’on connaît sa formule selon laquelle : « La liturgie et la catéchèse sont les deux mâchoires de la tenaille par lesquelles le démon veut arracher la foi au peuple chrétien et s’emparer de l’Église pour la broyer » (citation tirée d’une conversation du cardinal avec le P. Émonet et citée par le cardinal Sarah dans son livre La force du silence).