Le dictionnaire de droit canonique définit les rites au sens large comme des « ensembles de formules et de cérémonies impliquant une façon particulière d’exercer le culte divin. » L’Église connaît depuis ses origines une grande richesse et diversité liturgique : sa prière s’exprime dans divers rites, hérités de son histoire.
Cet article, qui n’a aucune prétention à l’exhaustivité, pourra être très utilement complété par l’intervention de l’abbé Gabriel Diaz-Patri lors d’un colloque de théologiens, publiée récemment par la revue Sedes Sapientiae[1]Sedes Sapientiae, n°163, Mars 2023, pp. 9-34., voir sur le site https://www.chemere.org/une-enquete-sur-le-rite-romain/
Deux familles de rites
On peut ainsi distinguer deux grandes familles de rites, latins et orientaux, dont la séparation est un héritage des prémices de l’Église. La fin des persécutions (313 : Édit de Milan de l’empereur Constantin) a en effet correspondu avec l’époque de la séparation des deux parties de l’Empire Romain (autour de Rome puis Ravenne et Constantinople). Les temps qui ont suivi ont vu cette distinction s’accentuer, en raison des différences linguistiques entre les deux parties de l’empire, et des divers enjeux auxquels l’Église y fut confrontée (en particulier en Orient les grandes hérésies christologiques, l’intégration des populations d’origine barbare en Occident). La situation rituelle contemporaine est donc largement contrastée et variée.
Diversité de rites pour manifester la gloire divine
L’Église ne considère cependant pas cette diversité comme une menace ou un danger, mais y voit au contraire une manifestation de richesse et de vitalité : la gloire de Dieu est magnifiée par l’expression liturgique complémentaire des diverses traditions. Le Concile Vatican II, dans son décret Orientalium Ecclesiarum de 1964, affirme ainsi :
Que tous les Orientaux sachent en toute certitude qu’ils peuvent et doivent toujours garder leurs rites liturgiques légitimes et leur discipline, et que des changements ne doivent y être apportés qu’en raison de leur progrès propre et organique. Les Orientaux eux-mêmes doivent donc observer toutes ces choses avec la plus grande fidélité ; ils doivent donc en acquérir une connaissance toujours meilleure et une pratique plus parfaite. Et s’ils s’en sont écartés indûment du fait des circonstances de temps ou de personnes, qu’ils s’efforcent de revenir à leurs traditions ancestrales[2]Concile Vatican II, Décret Ecclesiarum Orientalium, 1964, n° 3.
Le regard porté par l’Église sur les différentes traditions liturgiques est ainsi une belle illustration du principe affirmé par saint Thomas d’Aquin lorsqu’il traite de la diversité des éléments de la création : « la distinction et la multitude des choses viennent de Dieu. » Le docteur précise ainsi
Dieu produit les choses dans l’être pour communiquer sa bonté aux créatures, bonté qu’elles doivent représenter. Et parce qu’une seule créature ne saurait suffire à la représenter comme il convient, il a produit des créatures multiples et diverses, afin que ce qui manque à l’une pour représenter la bonté divine soit suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est en Dieu sous le mode de la simplicité et de l’uniformité est-elle sous le mode de la multiplicité et de la division dans les créatures[3]Somme Théologique, Ia Pars, q. 47, a. 1.
Il semble que l’on puisse appliquer à la variété des formes d’expression liturgiques le principe de saint Thomas ; les différents rites, latins et orientaux, sont des expressions diverses mais complémentaires de la prière de l’Église, toutes ordonnées à manifester la gloire divine. L’Église universelle considère donc à bon droit les communautés qui prient en son sein selon des ordonnances liturgiques diverses comme égales.
Ces Églises particulières, aussi bien d’Orient que d’Occident, diffèrent pour une part les unes des autres par leurs rites, c’est-à-dire leur liturgie, leur discipline ecclésiastique et leur patrimoine spirituel, mais elles sont toutes confiées de la même façon au gouvernement pastoral du Pontife romain qui, de par la volonté divine, succède à saint Pierre dans la primauté sur l’Église universelle. Elles sont donc égales en dignité, de sorte qu’aucune d’entre elles ne l’emporte sur les autres en raison de son rite. Elles jouissent des mêmes droits et elles sont tenues aux mêmes obligations, également en ce qui concerne le devoir de prêcher l’Évangile dans le monde entier (cf. Mc 16, 15) sous la conduite du Pontife romain[4]Concile Vatican II, Décret Ecclesiarum Orientalium, 1964, n° 6.
Les différents rites
Le rite latin quant à lui, consistant très majoritairement depuis la bulle Quo Primum du pape saint Pie V (1570) dans le rite romain unifié, se diversifiait toutefois jusqu’au Concile Vatican II en admettant en son sein le rite ambrosien (de l’archidiocèse de Milan), lyonnais, le rite du diocèse de Braga (Portugal), le rite slavon-latin, le rite mozarabe ou wisigothique ainsi que les rites de certains ordres religieux : dominicains, cartusien, prémontré… On pourrait penser que cette diversité aurait totalement disparu après le concile Vatican II, qui a mis un terme à un certain nombre de ces rites (le rite dominicain a ainsi disparu, sinon pour les communautés qui le maintiennent sous sa forme traditionnelle, telle la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier), et pourtant le Saint-Siège a approuvé en 1980 un usage anglican considéré comme forme particulière du rite romain (utilisant ses livres propres : le Book of Divine Worship, dont certaines cérémonies sont très proches de celles du missel romain traditionnel, de 1962), ou encore en 1988 un rite zaïrois, qui semble lui aussi appartenir à la famille du rite romain (célébrant selon le « Missel Romain pour les diocèses du Zaïre »).
Quant aux rites orientaux, il est difficile d’en faire un décompte unanime. Le Dictionnaire de Droit Canonique en recensait en 1965 dix-sept[5]Raoul Naz, Dictionnaire de Droit Canonique, Paris, Letouzey et Ané, 1965, t. VII, col. 694. Il semble que l’on compte aujourd’hui cinq grandes traditions liturgiques orientales, dont chacune comprend plusieurs rites. La tradition alexandrine est représentée par les rites copte et guèze (éthiopien), catholiques et orthodoxes. La tradition arménienne est maintenue par les Églises locales arméniennes, catholique et orthodoxe. La famille syriaque orientale regroupe les chaldéens, qui prient en araméen, et les syro-malabars du sud de l’Inde. La tradition antiochienne est représentée par le rite syriaque occidental et le rite maronite. Le rite byzantin est enfin pratiqué par les Églises grecques, catholique et orthodoxe. Ce sont ainsi au moins huit manières très différentes de célébrer la sainte liturgie, qui sont pratiquées par les vingt-trois Églises catholiques de rite oriental comme par un certain nombre de patriarcats et communautés orthodoxes. Selon les sources et la manière de dénombrer, le compte varie toutefois de 6 à 12 rites orientaux. Leurs histoires sont liées à celles des Églises qui les font vivre : certaines ont été un temps séparées de la communion romaine, puis rattachées (parfois improprement appelées Églises « uniates »), d’autres sont toujours restées unies au siège romain (cas de l’Église maronite par exemple).
Unité dans la diversité
Cette variété d’expression liturgique, que le chrétien peut expérimenter de manière poignante en certains lieux éminents (le Saint-Sépulcre à Jérusalem en est peut-être le meilleur exemple) correspond au véritable sens de la note de catholicité de l’Église romaine. L’Église est une, sainte, apostolique et « catholique, » au sens d’universelle. Fondée par le Christ pour intégrer en son sein tous les hommes et les conformer à lui, elle manifeste en sa diversité la richesse de l’humanité et ses multiples visages. Elle donne une unité en Dieu à tous les hommes et tous les peuples. La liturgie, lieu d’expression par excellence de la prière de l’Église et du Christ, témoigne de cette catholicité de l’Église, note essentielle qui ne contrevient pas aux autres. C’est en effet parce que l’Église est une, autour du successeur de Pierre, et apostolique, fondée dans les traditions – en particulier liturgiques – reçues des apôtres, qu’elle peut intégrer tous les hommes dans sa dynamique de grâce. Cette diversité liturgique n’est pas nouvelle mais profondément traditionnelle, loin d’être une menace à l’unité de l’Église, elle en est un atout et un témoignage précieux, dans un monde qui confond trop souvent égalité et identité, harmonie et uniformité.
Références[+]
↑1 | Sedes Sapientiae, n°163, Mars 2023, pp. 9-34., voir sur le site https://www.chemere.org/une-enquete-sur-le-rite-romain/ |
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↑2 | Concile Vatican II, Décret Ecclesiarum Orientalium, 1964, n° 3 |
↑3 | Somme Théologique, Ia Pars, q. 47, a. 1 |
↑4 | Concile Vatican II, Décret Ecclesiarum Orientalium, 1964, n° 6 |
↑5 | Raoul Naz, Dictionnaire de Droit Canonique, Paris, Letouzey et Ané, 1965, t. VII, col. 694 |