« Il semble que la foi n’ait pas plus de certitude que la science et les autres vertus intellectuelles » : c’est ainsi que saint Thomas d’Aquin formulait il y a quelques siècles une confusion aujourd’hui bien courante. La foi et le doute semblent souvent mélangés, le doute est presque « à la mode ». Et pourtant… La foi et le doute peuvent-ils réellement coexister ? Peut-on croire sans être baptisé ? La question se pose en particulier au contact d’expériences spirituelles comme celle de l’acteur Gad Elmaleh, retracée dans son dernier film : Reste un peu.
Foi et doute, une question de liberté
Ce qui paraît évident pour nos contemporains ne l’est pas du point de vue de la théologie catholique : la phrase que nous citons en ouvrant cet article est tirée d’une objection que saint Thomas pose à sa propre thèse, au huitième article de la question quatre de la Secunda secundae, la partie de la Somme Théologie considérée à l’étude des vertus en particulier. Nous sommes ici au début du traité de la foi, et l’Aquinate a entrepris de montrer que la foi est bien une vertu, et comment elle se distingue des autres.
Or on veut souvent mêler aujourd’hui la foi et le doute, ce dernier se présentant parfois comme une forme de liberté. Entendons bien que cette conception ne se comprend que dans la vision faussée que la société contemporaine véhicule de la liberté : celle-ci n’est vue que comme la capacité de changer et réformer indéfiniment ses choix. Pour un catholique cependant, la perfection de la liberté n’est pas de pouvoir à tout moment opter entre le bien et le mal, mais de pouvoir choisir le bien sans contrainte. Et ainsi la liberté de la foi n’est pas de pouvoir ne pas croire à tel ou tel dogme, mais bien de croire en la vérité. On approche ici le thème complexe et débattu, souvent mal compris, de la liberté de religion, ou liberté religieuse.
La question semble par exemple se poser lorsque l’on suit le chemin de conversion de certains contemporains, tel celui que retrace Gad Elmaleh dans « Reste un peu. » Il semble que l’homme du XXIe siècle soit enclin à se laisser attirer par certains éléments de la religion : le sacré, l’intériorité… parfois par une dévotion en particulier, sans envisager d’adhérer au contenu de la foi dans son ensemble, en se réservant une part de « doute. » Qu’en pensait saint Thomas ?
Rien n’est plus certain que la foi
Saint Thomas relève dans la première objection de notre article que le croyant « peut de temps en temps ressentir un mouvement d’hésitation et douter en matière de foi. » Et cependant, dans le sed contra, l’argument d’autorité qui vient réaffirmer la thèse de son article, le docteur établit, citation de saint Paul à l’appui[1]1Th 2, 13 : « lorsque vous avez reçu par la foi la parole que nous vous avons fait entendre, vous l’avez reçu non comme une parole d’homme, mais comme ce qu’elle est vraiment, la parole de … Continue reading, que « rien n’est plus certain que la foi », puisqu’elle se fonde sur la parole divine.
Si l’on envisage la certitude d’une vertu en raison de sa cause, note saint Thomas, il faut dire que plus la cause est certaine, plus cette certitude sera grande. Or la foi s’appuie sur la vérité divine, il ne peut donc être de certitude plus haute ; les autres vertus intellectuelles (sagesse, science et intelligence), qui s’appuient sur la raison naturelle humaine, jouissent d’un degré inférieur de certitude.
C’est ainsi que saint Thomas peut considérer par la suite le doute en matière de foi comme un mal à éviter. Dans une question[2]Somme Théologique, IIa-IIae, q. 10, a. 7 où il se demande si l’on peut disputer de la foi avec les incroyants, le docteur répond que celui qui « doute de la foi » et « cherche à la vérifier par des arguments » tombe dans le péché d’infidélité. Ce qui nous semble aujourd’hui bien difficile à comprendre, voire choquant, se comprend bien si l’on remonte au principe posé plus haut : la certitude la foi s’enracine dans la parole divine. Par conséquent, prétendre discuter de son objet sur le fondement d’arguments de degré inférieur, c’est prendre le risque de la rabaisser à un niveau naturel, de la considérer comme une opinion ou une croyance parmi d’autres. Ainsi, dit-il : « on ne doit pas disputer des matières de foi comme si on avait des doutes à leur sujet. » Le doute, qui fragilise une conviction ancrée dans la parole divine, est un mal certain.
Une certitude réelle mais peu sensible
Comment affirmer une condamnation aussi radicale du doute, qui plus est dans notre monde contemporain où la foi semble relever de l’héroïsme ? Saint Thomas avait pourtant reconnu, quelques articles auparavant[3]Somme Théologique, IIa-IIae, q. 2, a. 1, que le croyant se trouve parfois dans une situation comparable à celle de celui qui doute. En effet « sa connaissance n’est pas dans l’état parfait que lui procure la vision évidente. »
Il faut lire la suite de notre article huitième, pour comprendre que l’Aquinate opère une distinction entre deux types de certitude. La première est objective, fondée sur sa cause : sous ce rapport, une vérité enseignée par la parole divine ne saurait être objet de doute à moins de pécher gravement par infidélité – on manquerait alors de confiance en la révélation de Dieu. La seconde est subjective, « on dit alors plus certain ce que l’intellect humain possède plus pleinement. » Et sous ce rapport le tableau est autre, parce que les vérités de foi, à la différence des objets des vertus intellectuelles humaines, dépasse l’horizon de notre raison. Ainsi considérée, la foi peut être dite moins certaine : ce que certains appelleront doute, n’est alors que le manque d’évidence des vérités crues sur le fondement de la parole divine. La foi est une adhésion de l’intelligence qui ne va pas sans une certaine obscurité, car elle « porte sur des réalités invisibles »[4]Somme Théologique, IIIa, q. 75, a. 1.
Peut-on douter ? De l’utilité du baptême
Alors peut-on douter ? Non. Malgré cette fragilité subjective, la foi demeure la connaissance la plus sûre, note le P. Garrigou-Lagrange dans son grand commentaire du traité de saint Thomas : en effet son « motif formel » (ce pourquoi nous croyons : parce que cela nous est révélé par Dieu – l’autorité de Dieu qui se fait connaître à nous), conjointement avec la lumière infuse que la grâce fait venir avec la vertu théologale de foi, produisent en nous, quoiqu’insensiblement souvent, un effet proportionné : une certitude surnaturelle, qui fonde notre adhésion aux vérités chrétiennes. C’est en effet la grâce qui conduit notre intelligence, par l’intermédiaire de la volonté, à donner son assentiment à la révélation divine. Cette perception de la réalité surnaturelle de la foi nous permet de mieux saisir la nécessité du baptême : sans le premier des sacrements et sans la grâce qu’il infuse dans l’âme, l’homme ne peut en rester qu’à une foi naturelle, une conviction fragile, car fondée sur une certitude toute humaine. Ainsi le baptisé, au sens profond, ne doute plus, car son adhésion dans la foi est surnaturelle, mue de l’intérieur par la grâce, participation créée à la vie de Dieu.
Précisons toutefois que le baptême, s’il est absolument nécessaire au salut, peut connaître des suppléances quant à son rite sacramentel : l’Église parle ainsi depuis ses origines non seulement du « baptême d’eau, » mais du « baptême de sang » des martyrs et du « baptême de feu » de ceux qui désirent explicitement ou implicitement la grâce.
« Mille difficultés ne font pas un doute »
Le Catéchisme de l’Église Catholique reprend ainsi l’enseignement de saint Thomas : « La foi est certaine, plus certaine que toute connaissance humaine, parce qu’elle se fonde sur la Parole même de Dieu, qui ne peut pas mentir. Certes, les vérités révélées peuvent paraître obscures à la raison et à l’expérience humaines, mais ‘la certitude que donne la lumière divine est plus grande que celle que donne la lumière de la raison naturelle’ » (n°157). Et le Catéchisme cite le mot du saint cardinal Newman dans son Apologia : « mille difficultés ne font pas un doute. »[5]Newman J.H., Apologia pro Vita Sua, tr. L. Michelin-Delimoges revue et corrigée par M. Durand et P. Veyriras (cité désormais Apo suivi de la page), Genève, Ad Solem, 2003, p. 422 Il avait écrit en effet auparavant « il ne m’a jamais été possible d’établir un lien entre le fait de saisir ces difficultés [les difficultés de la religion] si vives, si étendues soient-elles, et celui de mettre en doute la doctrine correspondante. » C’est que pour Newman, dans un esprit profondément thomiste, ces « difficultés » ne peuvent se résoudre subjectivement, mais à la lumière de l’objet de la foi : Dieu qui se révèle aux hommes.
La foi, considérée sous son angle objectif, comme adhésion de l’intelligence, sous la motion intérieure de la grâce et par l’intermédiaire de la volonté, ne peut donc admettre le doute, en tant qu’elle met l’homme en relation avec une vérité d’origine divine, absolument certaine. La foi, vertu théologale reçue au baptême, élève à un niveau surnaturel notre assentiment aux dogmes révélés : elle se trouve ainsi au-dessus de tout doute, au-delà de l’horizon naturel de la raison humaine. C’est cette foi que nous recevons avec la grâce, dont nous demandons au Seigneur l’augmentation.
Références[+]
↑1 | 1Th 2, 13 : « lorsque vous avez reçu par la foi la parole que nous vous avons fait entendre, vous l’avez reçu non comme une parole d’homme, mais comme ce qu’elle est vraiment, la parole de Dieu. » |
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↑2 | Somme Théologique, IIa-IIae, q. 10, a. 7 |
↑3 | Somme Théologique, IIa-IIae, q. 2, a. 1 |
↑4 | Somme Théologique, IIIa, q. 75, a. 1 |
↑5 | Newman J.H., Apologia pro Vita Sua, tr. L. Michelin-Delimoges revue et corrigée par M. Durand et P. Veyriras (cité désormais Apo suivi de la page), Genève, Ad Solem, 2003, p. 422 |