« On peut être arraché à la mort de deux manières »
Retrouvez ici la première partie de l’article
La contemplation du mystère de la résurrection nous a conduit à poser la question du sort de ces âmes qui – temporairement séparées de leur corps par la mort – le retrouvèrent miraculeusement, par la puissance divine opérant à travers le Christ ou ses saints.
Différents cas de résurrections
Nous avons posé plusieurs hypothèses pour envisager ce qui pourrait être le « lieu » de ces âmes séparées durant cet intervalle, tout en distinguant entre celles qui connurent cet état paradoxal sous l’économie de l’Ancienne Alliance (les enfants ressuscités par Elie et Elisée, par le Christ, et Lazare), et celle qui le connurent sous l’économie de la Nouvelle Alliance. S’il est difficile d’effectuer un recensement complet, on ne peut soutenir que ces « résurrections » temporaires soient seulement un phénomène prophétique annonçant la résurrection du Christ mais inexistant ensuite. Les Actes des Apôtres rapportent en effet les cas de Tabitha, alias Dorcas (chapitre 9), et d’Eutyque (chapitre 20). La vie des saints est également riche en récits de retours miraculeux à la vie. On parle ainsi de résurrections pour saint Martin, Raymond de Penafort, saint François-Xavier, saint Philippe Néri. Saint Stanislas de Cracovie (1030-1079) se défendit d’une injuste accusation du roi Boleslas (qui entendait le prendre en défaut sur un litige immobilier) en faisant appeler à la barre un témoin crucial mais déjà mort et enterré. Celui-ci, un dénommé Piotr, se vit proposer un supplément de vie sur terre, mais préféra retourner au lieu d’où il venait – le purgatoire – en se recommandant aux prières de l’assistance, plutôt que de risquer de se perdre en reprenant le cours d’une vie terrestre. Jourdain de Saxe rapporte que saint Dominique fut appelé à Rome au lit de mort d’un garçon de la haute société, Napoléon Orsini, mort des suites d’une terrible chute de cheval. Supplié par ses frères d’intercéder en faveur du jeune homme, le fondateur obtint du ciel son retour à la vie. Quant à saint Jean Bosco, on lui attribue deux miracles de la sorte. Le premier, un dénommé Charles, fut rappelé par les prières du saint et rendu à sa mère. Revenu à la vie il déclara : « Don Bosco me sauve de l’enfer. » Il demeura deux heures à converser avec le prêtre, alors que son corps restait froid. Puis, alors qu’on lui demandait s’il préférait rester sur terre ou « aller là-haut, » il répondit qu’il préférait aller au paradis et se rendormit – cette fois pour de bon – dans le Seigneur. Le second, filleul de la marquise Gerolama Uguccioni Gherardi, fut rappelé à la vie par une prière à Marie Auxiliatrice, la grande protectrice des familles salésiennes : avant la fin de la formule, le garçon recommença à bouger, bailler, puis retrouva bientôt l’usage de ses sens.
Y a-t-il vraiment une solution ?
Les cas nombreux et si beaux rapportés dans la vie des saints posent cette même question du sort de ces âmes, dans l’intervalle de temps séparant leur premier trépas de leur retour à la vie. Que penser enfin, après toutes les hypothèses amenées dans notre premier article, et les cas relatés ici ?
Essayons d’apporter une solution raisonnable et prudente à cette délicate question. Puisque ces âmes – séparées provisoirement de leur corps – ne sont cependant pas arrivées au terme de leur pèlerinage sur la terre, elles n’ont pas encore été confrontées au jugement particulier. Elles subsistent donc pour ce qui correspond sur terre à une certaine durée – quelques minutes, quelques heures ou quelques jours, et jusqu’à plusieurs années pour les trois enfants ressuscités par saint Nicolas au sortir du saloir – mais qui, dans l’état d’une âme séparée de son corps peut ne représenter qu’un instant. En effet, la temporalité des âmes séparées de leur corps est différente de la nôtre, puisque le temps est la mesure du mouvement, qui ne concerne que les êtres matériels. Ces âmes provisoirement séparées ne sont donc pas dans une attente. Par conséquent elles ne sont pas non plus dans un lieu – dans une salle d’attente, puisqu’une substance immatérielle, de soi, n’est pas localisée. Si Dieu leur assigne un lieu, ce peut aussi être en rapport avec le corps qu’ils vont reprendre. La question est délicate, elle nous renvoie finalement au mystère, à ce clair-obscur en lequel Dieu se donne à contempler. Il n’y aura pas de réponse pleinement satisfaisante sur cette terre, mais nous comprenons surtout, à l’école du Docteur Angélique, que ces cas de résurrection sont des préparations et des annonces de la résurrection définitive de la chair, notre vraie espérance, dont le mystère pascal du Christ constitue les prémices.
« Les corps des saints qui dormaient ressuscitèrent »
Saint Matthieu rapporte en outre qu’à la mort du Christ le voile du sanctuaire, qui protégeait le Saint des saints, se déchira en deux, que la terre trembla, les rochers se fendirent, que les sépulcres s’ouvrirent et que les corps de nombreux saints ressuscitèrent. Cet événement étonnant, qui suit immédiatement le dernier soupir rendu par Jésus, surprend ceux qui écoutent la lecture de la Passion selon saint Matthieu, et pose problème à saint Thomas d’Aquin comme à ses commentateurs.
Le Docteur angélique recense deux opinions parmi les auteurs[1]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa Pars, q. 53, a. 3, ad 2.. Certains affirment que ces saints sont revenus à la vie pour ne plus mourir, car quel avantage leur apporterait un retour à la vie qui ne serait que temporaire ? Au contraire, il semble que cela leur serait un préjudice[2]Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, 2883. Mais auraient-ils pu ressusciter de la sorte avant la résurrection du Seigneur ? Saint Augustin remarque que le Christ n’aurait alors pas pu être dit, selon les termes de saint Paul, « premier-né d’entre les morts. » Saint Thomas propose donc que les tombeaux se soient ouverts le vendredi saint, mais que la résurrection ait attendu jusqu’au matin de Pâques[3]Somme Théologique, ibid. ; Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, 2884.. Arrêté cependant par le cas de ces saints dont les tombeaux étaient encore dans la cité après la Résurrection et l’Ascension du Christ (tel David « dont le sépulcre est encore aujourd’hui parmi nous » aux dires de saint Pierre en Ac 2, 29), saint Thomas estime dans la Somme, avec saint Augustin, que ces justes ressuscitèrent pour mourir de nouveau – d’une résurrection qu’il qualifie donc d’imparfaite. Dans le Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, il proposait cependant, suivant saint Jérôme, une interprétation spirituelle intéressante : la ville sainte, dans laquelle entrent ces saints ressuscitant, ne serait pas la Jérusalem terrestre mais céleste, la Jérusalem nouvelle du ciel. Les saints de l’Ancien Testament, entrant au paradis après de longues années d’attente aux Enfers, se seraient alors manifestés à des habitants de la Jérusalem terrestre, comme témoignage de leur libération du séjour des morts (les Enfers, ou Limbes des patriarches) et de leur entrée dans la Jérusalem céleste. Cette lecture biblique qui prend appui sur le sens littéral de l’évangéliste, sans le balayer d’un revers de main, pour s’élever au sens spirituel, éclaire sous un jour nouveau ce passage étonnant de saint Matthieu, et permet de distinguer entre différentes formes de résurrection.
Récapitulons… Trois sens du mot « résurrection »
Pour synthétiser, on peut distinguer avec saint Thomas plusieurs sens du mot résurrection :
1° la résurrection imparfaite de ceux – quels que soit leur séjour temporaire parmi les morts – qui reviennent à une vie qui demeure peccable et mortelle, quel qu’ait été l’état séparé de leur âme dans l’intervalle de temps (terrestre) entre leur (premier) trépas et leur retour à la vie.
2° l’entrée au paradis avec le Christ des saints et justes de l’Ancien Testament, jusqu’alors retenus dans les Limbes des patriarches – « résurrection » qui ne concerne sans doute encore que leur âme, attendant comme nous la consommation finale (Hb 11, 40) ;
3° et enfin la résurrection parfaite et définitive du Christ, en corps et en esprit, première au sens plein du terme et prémices de la nôtre, qui ne sera accomplie qu’au dernier jour.