1 Il disait encore à ses disciples : Il était un homme riche qui avait un intendant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dilapidant ses biens.
2 Il le fit appeler et lui dit : Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérer mes biens désormais.
3 L’intendant se dit en lui-même : Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ? Piocher ? Je n’en ai pas la force ; mendier ? J’aurai honte…
4 Ah ! je sais ce que je vais faire, pour qu’une fois relevé de ma gérance, il y en ait qui m’accueillent chez eux.
5 Et, faisant venir un à un les débiteurs de son maître, il dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ?
6 Cent barils d’huile, lui dit-il. Il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi et écris vite cinquante.
7 Puis il dit à un autre : Et toi, combien dois-tu ? Cent mesures de blé, dit-il. Il lui dit : Prends ton billet, et écris quatre-vingt.
8 Et le maître loua cet intendant malhonnête d’avoir agi de façon avisée. Car les fils de ce monde-ci sont plus avisés envers leurs propres congénères que les fils de la lumière.
Qui est l’intendant infidèle ?
Chaque année, c’est avec une certaine appréhension que les prêtres voient arriver le huitième dimanche après la Pentecôte. C’est parce que l’évangile de ce dimanche a été surnommé, à juste titre, « la croix des prédicateurs » ! Le Seigneur y propose une parabole assez déroutante, surprenante, voire scandaleuse, celle de l’intendant infidèle.
Première lecture : l’escroc
Il y a tout de même un aspect facile : ce fripon est un personnage évocateur, une figure bien connue. Dans la grande galerie des caractères de la comédie humaine, il représente le prévaricateur, le gérant malhonnête, l’homme d’affaires sans scrupule, le gestionnaire corrompu, le fraudeur professionnel, le ministre du budget à la mémoire floue, le comptable concussionnaire.
Et ce n’est pas un petit voleur, car il gère une grosse fortune : cent barils d’huile correspondent au rendement de 150 oliviers, ce qui fait environ 3700 litres d’huile. Les cent mesures de blé sont le rendement de 42 hectares, soit près de trente tonnes. Dans les deux cas, la remise avoisine les cinquante deniers, le denier étant le salaire d’une journée de travail pour un ouvrier agricole. Il s’agit de sommes tout à fait rondelettes.
Ce qui compte pour cet intendant, c’est l’argent. Son Dieu c’est Mammon, il vit pour s’enrichir. Accusé par son maître, il trouve un stratagème pour se tirer d’affaire. Il divise par deux les dettes des débiteurs de son maître. Et que se passe-t-il ? De façon étonnante, et même choquante, son maître le félicite de son habileté. C’est assez étrange à première vue, mais cela se comprend quand on sait que, selon les coutumes juives, les intendants ne recevaient pas leur salaire de leur maître, mais se payaient en prenant une commission sur la transaction, commission souvent démesurée. Ainsi l’intendant ne vole pas son maître. En réalité il renonce à sa commission, c’est-à-dire qu’il renonce à voler les débiteurs.
Plusieurs niveaux de lecture
Cette interprétation rend la parabole moins choquante. Mais elle la rend aussi moins intéressante. En réalité, il ne faut pas se tromper de sujet. Ce dont le Seigneur veut parler avec cette petite histoire, ce n’est pas de l’argent, de l’habileté, ou de l’honnêteté. Cette parabole est beaucoup plus qu’une simple leçon de morale. Comme souvent dans l’Évangile, et dans la Bible, parce que c’est la mentalité juive, il y a plusieurs niveaux de lecture. La leçon de morale sur le rapport à l’argent, c’est la première lecture, et il ne faut pas se contenter de cette lecture superficielle, car il y a une interprétation plus profonde et beaucoup plus intéressante, qui concerne la nature même de la religion que Jésus veut fonder, ou refondre.
Une clé : la miséricorde
Cet épisode se trouve au chapitre 16 de l’Évangile selon St Luc. Donc juste après le chapitre 15, qui est le sommet, le centre, le cœur du message de cet Évangile. Il contient les trois fameuses paraboles dites de la miséricorde : la brebis perdue, la drachme perdue, et le fils perdu, c’est-à-dire l’enfant prodigue. La parabole suivante, qui elle aussi est propre à Luc, c’est donc celle de l’intendant infidèle, qu’il faut relier aux précédentes. Le thème est le même, car le public est le même. Voilà la clé de lecture qui permet de comprendre ce message : Jésus parle en même temps à trois groupes de personnes bien distinctes. Il y a devant lui des publicains et des pécheurs, avec qui il vient de déjeuner, au grand scandale de ceux qui se croient justes, les scribes et les pharisiens. Entre ces deux groupes attentifs à ses paroles inouïes et à ses actes étonnants, se trouvent les disciples, c’est-à-dire nous. Et nous sommes nous-mêmes à la fois des pécheurs et des justes.
La première des paraboles de la miséricorde est celle de la brebis perdue, qui montre Dieu partant chercher le pécheur égaré. C’est une des principales sources évangéliques du thème si chrétien de la miséricorde de Dieu. La parabole de l’enfant prodigue est similaire : le père accueille à bras ouverts le pécheur revenu de loin.
Entre ces deux paraboles, il y a celle de la drachme perdue, beaucoup moins célèbre, et d’ailleurs quasiment absente de l’iconographie chrétienne, contrairement aux deux autres. Elle est presque embarrassante. Elle parle de la joie éprouvée quand on retrouve une pièce de monnaie perdue, mais c’est un peu trivial, et on ne voit pas très bien le rapport avec la miséricorde. Et pourtant… La monnaie perdue n’est pas partie au loin, elle n’est pas sortie de la maison. Elle représente le fils aîné de la parabole suivante, qui lui aussi n’a jamais quitté la maison de son père. Il est toujours à la maison, il se croit juste, mais lui aussi est perdu. Il se met en colère au retour de son frère, il se scandalise de la bonté de son père, il veut la justice et pas la miséricorde. Il est vraiment perdu.
L’intendant malhonnête… c’est Jésus !
Mais alors, quel rapport avec la parabole de l’intendant infidèle ? Il suffit de se poser la question suivante : qui est représenté par ce gérant malhonnête ? L’intendant infidèle, qui remet les dettes au nom du maître… c’est Jésus ! Cet intendant s’affranchit de la Loi. Il est sanctionné, mais ensuite il est loué. De même, Jésus est venu sur la terre pour s’opposer à la Loi des scribes et des pharisiens, la loi devenue tellement humaine qu’elle devient inhumaine, la loi de ceux qui se croient justes, parce qu’ils en observent scrupuleusement les moindres préceptes, mais sans amour et sans miséricorde. Au nom de cette Loi, au nom d’un maître qui est le Dieu des pharisiens et des sadducéens, Jésus sera condamné, mis à mort. Mais finalement le maître se révélera et le glorifiera.
En effet, déjà après le repas chez le publicain Zachée, après les miracles de guérison des pécheurs publics, les pharisiens accusent Jésus devant la Loi, et cette Loi le condamne. Jésus est accusé de compromettre le bénéfice que l’observation de la Loi doit assurer à Israël. Mais Jésus trouve des amis qui l’accueillent, les publicains et les pécheurs à qui il remet leur dette. Une loi nouvelle se dessine, qui renverse le jugement de condamnation prononcé par la loi ancienne.
Il faut donc faire de cette parabole une lecture christologique : la figure du gérant accusé puis glorifié est une figure de Jésus lui-même, et même du mystère pascal. Le maître est la figure de la loi : d’abord cette loi condamne Jésus, comme le maître, puis elle se transforme en loi nouvelle qui loue Jésus. Mais mieux encore, le maître peut figurer Dieu dans le mystère pascal : au début il semble du côté des accusateurs, et Jésus est crucifié. C’est ainsi que l’entendent le Sanhédrin et la foule. Mais ensuite Dieu se révèle très différent de ce faux visage utilisé par le grand prêtre. Lue comme une figure du mystère pascal de Jésus, cette parabole nous fait passer du faux Dieu au vrai Dieu. La loi condamne Jésus, mais Jésus la libère, car elle est devenue le jouet des hommes.
Une lecture déroutante, pour une justice nouvelle
Ainsi donc, pour cette parabole, comme souvent dans la Bible, il ne faut pas se contenter d’une première lecture, déconcertante et assez décevante. Le Seigneur ne s’est pas incarné pour venir nous faire une petite leçon de morale sur l’argent. Avec cet épisode, nous avons en réalité l’annonce du changement radical que Jésus apporte à la religion. C’est la naissance du christianisme. C’est une nouvelle justice qui nous est proposée : les chrétiens sont appelés à être, comme le Christ, des intendants qui dépassent la simple équité. La cinquième demande du Pater en est la parfaite illustration, puisqu’elle nous fait demander au Seigneur : « remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs ». Un autre écho s’en trouve dans la parabole du débiteur impitoyable (Mt 18,21-35).
L’intendant qui refuse la rigueur du droit strict, c’est le passage de la loi de justice à la loi de miséricorde ; d’une religion écrasante, à une relation d’amour ; d’un rapport redouté à une loi contraignante au rapport personnel à un Dieu bienveillant ; c’est donc la Pâque, le passage de l’Ancien au Nouveau Testament.
Finalement, il s’avère qu’il ne faut pas minimiser le caractère scandaleux de cette parabole. Scandale pour les Juifs, folie pour les païens, le christianisme n’est pas une relation juridique, c’est une religion d’amour. Ce n’est pas une religion facile, car l’amour est beaucoup plus exigeant que la loi. C’est une religion exigeante, mais exaltante. Comme disait Pascal, « nul n’est heureux comme un vrai chrétien ». En effet nous savons que nous ne serons pas jugés par une loi sévère, puisque nous sommes attendus par un Père très bon et très affectueux.
Pour aller plus loin :
– Pierre MONAT, L’exégèse de la parabole de « l’intendant infidèle » du IIe au XIIe siècle, Revue des études augustiniennes, 38 (1992), 89-123 (en libre accès sur Internet).
– Ch. PALIARD, Lire l’Écriture. Écouter la Parole, La parabole de l’économe infidèle, Cerf, 1980.