« La raison est pro-vie » : il n’est pas irrationnel d’être contre l’avortement ; il est en revanche irrationnel de refuser tout débat sur le sujet et de renoncer à poser sur ce phénomène un regard de raison. Dans « La raison est pro-vie », Matthieu Lavagna présente un ouvrage dépassionné mais passionnant qui donne les éléments et les termes pour un débat en vérité, constructif et respectueux, sur un sujet qu’il considère comme incontournable. Nous revenons avec sur quatre arguments pro-vie qu’il présente dans son ouvrage comme décisifs.
Claves : Cher Matthieu, dans votre ouvrage, après avoir débroussaillé les « mauvais arguments », vous présentez une synthèse de plusieurs raisonnements particulièrement efficaces pour soutenir la position « pro-vie ». Pouvez-vous nous en présenter certains ?
Matthieu Lavagna : La première question à se poser, très simplement, celle que l’on peut poser à tout interlocuteur qui ne refuse pas la discussion, est celle de savoir si le fœtus est un être humain. Je pense qu’il est honnêtement impossible de soutenir le contraire. En tout cas, cette question doit être au cœur de toute réflexion sur l’avortement, car peut-on seulement s’autoriser à mettre à mort quelque chose ou quelqu’un dont le statut n’a pas été déterminé ?
Lorsque l’on creuse un minimum, on peut se mettre d’accord sur les points suivants. Premièrement, puisque la vie biologique, selon les manuels d’embryologie, commence avec l’union des gamètes, l’embryon (même tout petit) est un être vivant, qui présente toutes les fonctions biologiques de la vie (nutrition, croissance, motion). Ensuite, cet être appartient à une espèce déterminée, et il n’y a pas de doute sur le fait qu’il s’agit de l’espèce humaine. Il est donc un être vivant humain.
C : Certains vous diront que l’embryon est « quelque chose » de vivant et d’humain mais n’est pas un être à part entière, il est encore inclus dans l’organisme de sa mère, comme une partie de son corps, que l’on pourrait retrancher.
ML : Mais cette position ne tient pas au regard de la science : l’embryon est un organisme à part entière, qui ne peut être comparé à un organe ou une cellule appartenant à un autre être. Le raisonnement est simple : l’embryon a son propre code génétique, distinct de celui de sa mère et qui ne provient d’ailleurs d’elle que pour moitié. Si l’on soutient le contraire, une femme enceinte devient un être humain qui aurait quatre bras, quatre jambes, deux cœurs, deux cerveaux, parfois des organes génitaux masculins, deux ADN, deux types d’empreintes digitales… Le fait que le fœtus habite dans le corps de sa mère n’implique pas qu’il en fasse partie (pas plus que nous ne faisons partie de la maison où nous habitons…). On trouve une confirmation de cela dans le grand paradoxe du droit français, qui refuse de considérer le meurtre du fœtus comme un homicide, mais qui en fait une circonstance aggravante de celui de la mère, et qui punit même sévèrement un IVG imposé par contrainte…
C : L’embryon est donc un être vivant, humain, doté d’une certaine autonomie. Mais est-ce une personne ?
ML : Pour les promoteurs de l’avortement, le fœtus n’étant pas une personne, il n’a pas un droit inaliénable à la vie. Revenons donc à ce qu’est la personnalité : elle est fondée sur la commune dignité de la nature humaine, et représente donc un droit de tous les êtres humains. À moins de sérieux arguments, on ne peut retirer à un être humain le titre de personne, au point de nier son droit à la vie.
C : Pour certains, l’embryon n’est une personne que s’il fait l’objet d’un « projet parental », ce qui règlerait le cas des très nombreux embryons surnuméraires…
ML : Mais on comprend bien que la personnalité d’un être ne peut pas dépendre de la subjectivité d’un autre : cette conception peut conduire à toute les dérives, si je peux désormais décider de qui est une personne et qui ne l’est pas. La volonté des parents ne crée pas la personnalité de l’enfant, même si elle devrait ensuite l’aider à se construire.
C : Comment peut-on alors refuser au fœtus la personnalité ?
ML : Les positions sont assez confuses, mais certains avancent divers critères pour fonder la personnalité, qui ne seraient pas tous présents durant la grossesse ou au moins au début. On cite parfois la taille, l’environnement, la dépendance, le niveau de développement, pour différencier le cas de l’enfant avant et après la naissance.
C : Que répondez-vous à cela ?
ML : D’abord que l’on ne devient pas une personne petit à petit : on l’est ou on ne l’est pas ; sans quoi certains seraient plus des personnes que les autres, et l’on retomberait dans les dérives mentionnées précédemment, liées à des définitions arbitraires de la personnalité. D’ailleurs, au plan biologique, le développement du fœtus est un processus continu, où l’on ne relève pas de sauts qualitatifs qui permettraient d’identifier la personnalité à partir d’un moment donné seulement. Les quatre critères de la taille, de l’environnement, de la dépendance et du niveau de développement peuvent facilement être déblayés pour montrer que l’on ne peut en aucun cas séparer parmi les êtres humains certains qui auraient un droit à la vie (les personnes) et d’autres qui ne l’auraient pas. Si les défenseurs de la position pro-avortement ne peuvent extraire un critère binaire, absolu, efficace pour discriminer entre les personnes et les non-personnes parmi les représentants de l’espèce humaine, alors il faut partir du principe que tous les êtres humains peuvent se voir attribuer la personnalité et un droit inaliénable à la vie.
C : Refuser l’avortement, c’est donc défendre l’égalité de tous les êtres humains.
ML : Exactement, les droits de l’homme sont un bon point de départ : pourquoi tous les hommes partagent-ils des mêmes droits ? En vertu de quel fondement ? Il faut reconnaître que ces droits, pour être réels et inaliénables, doivent s’appuyer sur un socle concret partagé par tous ceux qui en bénéficient. Il s’agit bien sûr de la nature humaine, qui constitue tous les êtres humains égaux en droit. Or les enfants partagent déjà cette nature humaine avant leur naissance. Ils doivent donc se voir reconnaître la même dignité intrinsèque que tout autre être humain, innocent que l’on ne peut jamais tuer intentionnellement.
C : Parmi les objections auxquelles vous répondez dans l’ouvrage (on s’y reportera pour les retrouver toutes), il en est une qui m’avait longtemps dérangé : que dire de la personnalité dans le cas (il est vrai limité dans le temps) de l’unique cellule d’un embryon qui vient d’être conçu et qui se divisera ensuite en deux êtres (jumeaux monozygotes ou « vrais jumeaux »).
ML : Répondons brièvement : le fait que l’on ait la potentialité de le diviser ne détruit pas l’unité de l’organisme à un instant donné. Ce que nous allons devenir dans le futur ne peut pas influer sur notre personnalité aujourd’hui – là encore, ce raisonnement pourrait emmener très loin.
Pour revenir au cas précis des jumeaux monozygotes, la plupart des scientifiques pensent que les deux organismes partageaient le même corps cellulaire, avant que l’un se sépare de l’autre : à ce moment-là, un nouvel organisme humain commence d’exister, en se détachant de l’organisme initial. En clair, un des jumeaux est à l’origine du corps de l’autre. Mais cela n’implique en rien que l’organisme, avant cette division, n’ait pas eu son autonomie et sa consistance – et donc que l’être humaine ait eu la personnalité.
C : Un dernier argument ?
ML : Oui, on peut tout simplement terminer par un autre argument susceptible de peser dans le débat avec un interlocuteur ouvert à la discussion. Il s’agit de l’argument du scepticisme, que l’on pourrait considérer comme fondé sur une application du principe de précaution. Si l’on n’est pas convaincu que le fœtus soit une personne humaine, même si l’on pense qu’il n’en est pas une : cela est-il suffisant pour accepter de mettre fin à sa vie, pour légaliser l’IVG ? À partir du moment où l’on n’a pas la certitude morale que l’embryon n’est pas une personne humaine, l’avortement est immoral, puisqu’il inclut le risque de tuer un enfant innocent. De la même manière qu’un chasseur ne devra jamais tirer sur une cible dont il n’a pas la certitude absolue qu’il est un animal – et non un collègue chasseur…
Or, nous l’avons vu, il y a des arguments (et des bons) pour soutenir que le fœtus est un être vivant, humain, et ainsi qu’il jouit au même titre que nous de la personnalité.
Voilà ce sur quoi on peut s’accorder, même avec quelqu’un qui ne nous suivrait pas dans l’argumentation fondant le statut moral de l’embryon : s’il y a ne serait-ce qu’un risque minime de tuer une personne humaine, alors il faut s’abstenir, absolument, sans quoi on tombe dans une faute gravement répréhensible.