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Pourquoi si longtemps ?

« Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme[1]Ga 4, 4 ». Pourquoi avoir attendu si longtemps ? La question n’est pas anodine, car tout le salut passe par le Christ, dont l’Incarnation est le moment le plus important de notre histoire. Et pourquoi ne pas attendre plus longtemps ?

La réponse à Diognète

Diognète aurait été un procurateur romain, en poste en Égypte entre 197 et 202, ou bien encore un philosophe stoïcien, précepteur de Marc-Aurèle. Il fut le destinataire de l’un des documents les plus anciens et les plus célèbres des temps post-apostoliques : la Lettre à Diognète[2]Éditée par les Sources Chrétiennes au n°33, datée ordinairement de la fin du IIe siècle et qui entend montrer la nouveauté radicale du christianisme sur le paganisme et le judaïsme.

Dieu, écrit l’auteur, est rempli non seulement d’amour, mais de patience. Il a voulu nous sauver depuis toujours, par ce grand mystère préparé avant les siècles, mais a voulu attendre, pour que l’humanité fasse cette expérience de la misère de l’homme sans Dieu, pour qu’elle ressente profondément son besoin d’être sauvé et désire le salut. Pour accepter le salut, nous dit la Lettre, il faut comprendre que l’on est perdu.

 Il voulait nous laisser le temps de nous convaincre, par nos propres œuvres, combien nous étions indignes de la vie avant que sa bonté daignât nous l’accorder. Il nous fallait en effet reconnaître que, par nous-mêmes, nous ne pouvions pas parvenir au royaume de Dieu avant que Dieu vînt nous en offrir les moyens[3]Lettre à Diognète, n°9.

L’auteur insiste sur l’état de perdition auquel étaient arrivés les hommes à l’époque de l’Incarnation du Sauveur :

Lors donc que notre malice fut montée à son comble, qu’il fut démontré que nous n’étions dignes que de châtiment, et que nous n’avions plus que la mort en perspective, arriva le temps que Dieu avait marqué pour signaler tout à la fois sa bonté et sa puissance, et montrer que son immense amour pour l’homme ne laissait aucune place à la haine[4]Lettre à Diognète, n°9.

Patience ou cruauté de Dieu ?

S’il est vrai que le Christ est l’unique sauveur du monde, pourquoi est-ce maintenant, après tant de siècles, que Dieu s’est souvenu de juger la vie des hommes, alors qu’auparavant il n’en avait cure[5]Celse, auteur païen du IIe siècle, Discours véritable (178). ?

La critique de Celse fut reprise par de nombreux auteurs païens, notamment Porphyre : pourquoi Dieu a-t-il attendu si longtemps pour sauver les hommes, n’est-ce pas une preuve d’insensibilité ou de cruauté ? Rousseau ira jusqu’à poser cette alternative :

  • Soit le christianisme est vraiment nécessaire au salut, et toutes les générations avant le Christ sont condamnées ;
  • Soit il cesse d’être nécessaire. 

La réponse de saint Augustin

Le grand docteur du Ve siècle apporte à ces légitimes interrogations une réponse de foi et de raison : « Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés[6]1Tm 2, 4 » n’a jamais laissé l’humanité à elle-même, malgré le refus originel, mais a donné sa grâce aux hommes de bonne volonté dès les premiers temps, par anticipation des mérites du Christ[7]Lettre 102 à Deogratias, De praedestinatione sanctorum, Lettre 140.. Cette grâce qui était donnée dans les temps de l’Ancienne Alliance par anticipation, comme une ombre de la croix du Christ, est donnée désormais par dérivation, comme une lumière de sa croix. Il s’agit cependant bien de la même et unique grâce christique, donnée et méritée par Jésus – unique médiateur pour le salut du monde – lors de son Incarnation.

 Il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel il nous faille être sauvés[8]Ac 4, 10.

Pour saint Augustin l’affirmation de l’apôtre Pierre après la Pentecôte valait déjà de tout temps, à partir de la faute d’Adam.

Pourquoi ce moment précis ?

Saint Thomas d’Aquin donne plusieurs raisons de convenance pour éclairer le choix libre par Dieu du moment de l’Incarnation :

  • Il ne convenait pas que le Christ s’incarne juste après la chute, pour laisser à l’homme le temps de s’humilier de reconnaître la nécessité du salut.
  • Il ne convenait pas non plus qu’il s’incarne à la fin des temps, où l’on pourrait craindre qu’il n’y ait plus rien à sauver. 

Le moment de l’Incarnation est donc un paradoxe :

  • C’est le moment où l’humanité est au plus bas spirituellement, comme le signalent la Lettre à Diognète ou encore l’épître aux Romains[9]Rm 5, 6 : « C’est quand nous étions sans force, au temps fixé, que le Christ est mort pour les impies.», le creux d’une longue descente morale poursuivie depuis la chute.
  • C’est cependant aussi la « plénitude des temps,» l’instant où tout est prêt pour son arrivée : les prophéties s’étaient arrêtées depuis plusieurs siècles, l’Empire Romain, sous Auguste et Tibère, atteignait son apogée.

Rome avait fait marcher les lourds légionnaires, et le lourd bouclier et le glaive pour lui…. Et les pas de César avaient marché pour lui, du fin fond de la Gaule aux rives de Memphis, tout homme aboutissait au pieds du divin fils. Et il était venu comme un voleur de nuit[10]Charles Péguy, Ève..

Le sommet de l’espace et du temps humain

Le cardinal Journet peut ainsi souligner que le Christ est apparu :

  • Au point de rencontre des trois continents de l’ancien monde (Asie, Europe et Afrique). Pour certains la « Pangée,» supercontinent primitif rassemblant toutes les terres émergées, aurait eu pour centre Jérusalem. 
  • Au nœud d’une période de réflexion sur les grands problèmes humains, à l’aboutissement de la longue histoire spirituelle du peuple hébreu et des siècles de spéculation philosophique de la Grèce antique. Cette disposition providentielle permettra aux premiers chrétiens d’utiliser les outils rationnels de l’hellénisme pour rendre compte des mystères du salut (saint Paul, saint Jean, les premiers Pères de l’Église).

Et cependant le Christ n’apparaît pas au milieu des philosophes, des savants ou des rois, ni à Rome ni en Grèce, mais s’incarne dans la simplicité, au milieu du petit peuple divinement préparé pour recevoir son Évangile, faisant apparaître avec plus de force la divinité de sa mission.

Ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force[11]1Co 1, 27.

Références

Références
1 Ga 4, 4
2 Éditée par les Sources Chrétiennes au n°33
3, 4 Lettre à Diognète, n°9
5 Celse, auteur païen du IIe siècle, Discours véritable (178).
6 1Tm 2, 4
7 Lettre 102 à Deogratias, De praedestinatione sanctorum, Lettre 140.
8 Ac 4, 10
9 Rm 5, 6 : « C’est quand nous étions sans force, au temps fixé, que le Christ est mort pour les impies.»
10 Charles Péguy, Ève.
11 1Co 1, 27
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