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Pourquoi faut-il craindre Dieu ?

Moïse et le buisson ardent, Photo 69560502 / Buisson © Pavel Kusmartsev | Dreamstime.com
 « Dieu est venu vous éprouver, pour que sa crainte soit devant vous, et que vous ne péchiez pas[1]Ex 20, 20 », lit-on dans l’épître de ce jour, qui décrit le peuple hébreu, tremblant et se tenant à distance devant l’impressionnante manifestation de Dieu sur la Montagne Sacrée. Mais pourquoi craindre Dieu ?

La crainte de Dieu est un don du Saint-Esprit : pourtant, cette crainte intrigue. Pourquoi craindre celui qui est, par la grâce, notre Père et notre Ami ? Pourquoi craindre celui que notre cœur aime ? Suivons l’enseignement de saint Thomas, qui distingue très finement plusieurs sortes de craintes face à Dieu.

 

La crainte servile : crainte de la peine, crainte de l’esclave

La crainte servile, c’est la crainte de la peine, de la conséquence de nos péchés, et notamment de l’Enfer : si je m’écarte de la loi divine, alors je sais qu’il y aura une peine, une conséquence néfaste de mon péché.

On pourrait se dire que cette crainte-là n’est pas digne de notre relation d’enfant avec le Dieu-père. Il est vrai que c’est une crainte très imparfaite, car elle est fondée sur l’amour de soi, et non sur l’amour de Dieu : si le péché n’avait aucune conséquence mauvaise pour moi, alors je pècherais allégrement… Une telle crainte n’est bonne que si elle est accompagnée de la suivante, la crainte filiale : prise toute seule, elle est insuffisante[2]Pour être tout à fait précis il faut distinguer avec saint Thomas : la crainte servile avec servilité, c’est-à-dire la crainte qui a pour unique motif la peur de la peine, et donc uniquement … Continue reading.

Cependant, il faut être humble, et réaliste avec nous-mêmes : il est parfois des moments où la seule chose qui nous empêche de nous détruire nous-même, de nous faire du mal par le péché grave, c’est la peur des conséquences : la mort de l’âme, et ultimement, l’enfer. En ce sens, « l’Enfer [c’est-à-dire : la pensée de l’Enfer] a sauvé beaucoup d’âmes » !

 

La crainte filiale : crainte de la faute, crainte de l’enfant

La crainte filiale, quant à elle, découle non pas de la peur de la peine, mais de l’amitié que nous portons à Dieu. La crainte filiale, c’est la peur d’être séparé de Dieu à cause de notre péché : la timor separationis, ou crainte de blesser l’amitié ; et plus gratuitement encore, c’est la peur d’offenser Dieu, de faire de la peine à l’aimé : la timor offensae, ou crainte de blesser l’ami.

Voilà la belle et noble crainte de Dieu : Seigneur, j’ai si peur de vous perdre ! Je sais que j’en suis capable, je sais que le péché vous offense et vous blesse, et qu’un péché grave détruit en moi votre présence… Lorsque nous aimons profondément une personne, nous n’avons qu’une seule peur : la décevoir, la blesser, la perdre définitivement. Alors on fait de son mieux, on cherche à lui plaire, à se perfectionner pour être digne de son amour et de sa présence.

 

La crainte révérentielle : crainte de la créature devant son Créateur

Cependant, il y a une troisième sorte de crainte de Dieu, dont on parle très peu. Elle est comme cachée dans les deux autres. Elle est plus profonde ; elle est permanente.

Les deux premières craintes étaient liées au péché : aussi, elles disparaîtront au Ciel, puisque ni la peine, ni la séparation de Dieu ne seront possibles. Et pourtant, L’Écriture nous enseigne que « la crainte du Seigneur demeure pour les siècles des siècles [3]Ps 18, 10 ». Cette crainte qui demeure éternellement, c’est ce qu’on appelle la crainte révérentielle (de vereor, craindre) : réaction particulière, originale, devant la majesté divine :

 [Au Ciel], il n’y aura plus la crainte qui consiste à craindre la séparation avec Dieu ; mais demeurera la crainte dans l’acte d’admirer ou de révérer Dieu comme « arduum », celle qui se produit lorsque, considérant une telle altitude, l’homme se replie sur sa petitesse[4]III Sent., d. 34, q. 2, a. 3, qla 4.

Saint Thomas utilise un mot curieux : nous craignons Dieu parce qu’il est « arduum » : mot difficilement traduisible, que l’on pourrait transposer par : « inaccessible[5]I. Mennessier, La Religion (t. 1), traduction et commentaires de la IIa IIae, q. 80-97, éditions de la revue des Jeunes, Paris, Desclée, p. 305. ». Parce qu’il est Dieu,  parce qu’il est tout puissant, parce qu’il est incompréhensible (au sens littéral : celui qu’on ne peut com-prendre, ou étreindre totalement), il restera toujours entre la créature et le Créateur cette « distance[6]IIa IIae, q. 19, a. 12, ad 3 » qui fait que même en le voyant, même en étant son ami et en partageant sa vie, nous resterons impressionné, respectueux, adorant. Dieu est celui qui est impossible à égaler, et de là jaillit le frisson révérentiel.

 Il y a enfin cette déficience naturelle qui met entre la créature et Dieu une distance infinie : de là cette crainte révérentielle qui existera dans la Patrie [c’est-à-dire le Ciel] et en laquelle la créature témoigne révérence à son créateur, se ramassant en sa petitesse dans le regard qu’elle porte sur sa majesté[7]De Spe, q. 1, a. 4, ad 2

Plus qu’une frayeur, il s’agit d’une révérence, d’une crainte paisible, qui ne redoute plus aucun mal mais qui se perd dans l’admiration : car enfin, c’est Dieu ! Cet émoi est au cœur de l’attitude religieuse, de la vertu de religion dans laquelle la créature se reconnaît totalement dépendante de son Créateur. Cette crainte-là, c’est celle des hébreux devant la montagne fumante, c’est celle de Moïse devant le buisson ardent, « se voilant la face car il craignait de porter le regard sur Dieu[8]Ex 3, 6 ».

C’est ainsi que le Christ, qui ne pouvait craindre la séparation d’avoir Dieu, a pourtant eu la plénitude du don de Crainte, en raison de la révérence qu’il avait pour son Père, d’après saint Thomas qui se réfère à l’épître aux hébreux : 

Le Christ n’avait à redouter ni d’être séparé de Dieu par le péché, ni d’être puni par lui pour une faute. Sa crainte de Dieu se référait seulement à la supériorité divine, car c’est par un mouvement d’affectueuse révérence que l’Esprit Saint portait son âme vers Dieu. Aussi lisons-nous dans l’épître aux Hébreux (5, 7) « qu’il fut exaucé en tout à cause de sa piété révérentielle ». Cette affectueuse révérence envers Dieu, le Christ, comme homme, l’a possédée plus pleinement que tous les autres. Et c’est pourquoi l’Écriture lui attribue la plénitude du don de crainte[9]IIIa, q. 7, a. 6.

Il faut retrouver ce sentiment d’ “affectueuse révérence”, ce respect de Dieu, si propre à l’attitude religieuse et au sens du sacré. Certains s’y opposent, affirmant que cette crainte s’opposerait à l’amour, à la familiarité que l’on devrait avoir avec l’Ami divin. Mais au contraire : la crainte est le support sur lequel l’amour va pouvoir se poser.

Lorsque je rencontre une personne formidable, j’ai en moi deux sentiments : un sentiment de respect, d’admiration, de crainte qui me fait reculer : qui suis-je pour m’approcher d’une telle personne, pour oser poser les yeux sur elle ? Et en même temps un sentiment d’attrait qui me fait avancer, et désirer la compagnie de cette personne[10]c’est le tremendum et le fascinosum, le retrait et l’attrait, double mouvement que R. Otto place au cœur de l’attitude religieuse. Il en est de même pour Dieu. Plus nous aurons conscience de la Majesté Divine, plus nous serons émerveillés de pouvoir entrer dans l’amitié avec lui.

La liturgie nous fait entrer dans ce double mouvement, de respect et d’attirance : l’agenouillement, et même la prostration pour reconnaître la majesté divine et “nous ramasser dans notre petitesse” ; et juste après, la communion, où nous touchons le divin, dans un acte d’amour et d’intimité sans pareil. Distance et proximité, transcendance et immanence, Crainte de Dieu et Charité : voilà l’équilibre chrétien. Craignez Dieu ! vous ne l’aimerez que mieux ensuite.

Références

Références
1 Ex 20, 20
2 Pour être tout à fait précis il faut distinguer avec saint Thomas : la crainte servile avec servilité, c’est-à-dire la crainte qui a pour unique motif la peur de la peine, et donc uniquement motivée par l’amour de soi, pris comme fin ; et la crainte servile sans servilité, qui certes redoute la peine mais redoute encore plus le péché (c’est une crainte servile teintée de crainte filiale, en quelque sorte). Il n’est pas mauvais, pour le chrétien, de craindre l’Enfer, tant qu’il craint encore plus d’offenser Dieu. C’est que ce saint Thomas appelle la crainte initiale, en raison du verset : « initium sapientiae timor domini – La crainte du Seigneur est le début de la sagesse ». Et il explique que, plus on avance en sainteté, plus la crainte servile s’atténue, pour laisser place à la crainte filiale : car pour le saint, la peur de la peine qu’il encoure n’est rien, à côté de peur d’offenser le Seigneur.
3 Ps 18, 10
4 III Sent., d. 34, q. 2, a. 3, qla 4
5 I. Mennessier, La Religion (t. 1), traduction et commentaires de la IIa IIae, q. 80-97, éditions de la revue des Jeunes, Paris, Desclée, p. 305.
6 IIa IIae, q. 19, a. 12, ad 3
7 De Spe, q. 1, a. 4, ad 2
8 Ex 3, 6 ».
9 IIIa, q. 7, a. 6
10 c’est le tremendum et le fascinosum, le retrait et l’attrait, double mouvement que R. Otto place au cœur de l’attitude religieuse
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