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Péguy et Chartres

Cathédrale de Chartres, façade du transept sud
Marcher vers Chartres, c’est mettre son pas dans celui de géants de la foi, de saint Louis aux pèlerins du XXIe siècle, en passant par les grands convertis de la Belle Époque, à la suite de Charles Péguy.

Le poète pèlerin

Polémiste et essayiste, Péguy s’était fait connaître à gauche de l’échiquier politique lors de l’affaire Dreyfus. Il faisait alors partie des plus ardents défenseurs du capitaine alsacien et des soutiens affichés de Jean Jaurès. Ayant arrêté de croire à la fin de ses études, Péguy revint à la foi vers les années 1907-1908, et devint poète.

L’année 1912 est particulièrement difficile pour l’écrivain, qui fait face à des revers et des critiques nourries dans son milieu d’origine. S’y ajoute la grave paratyphoïde de son fils Pierre. Il fait alors le vœu de se rendre en pèlerinage solitaire à Chartres. Cette promesse à la Vierge sera accomplie du 14 au 17 juin, quand Péguy parcourt aller-retour 144 kilomètres vers la cathédrale beauceronne, accompagné sur une partie du trajet par Alain-Fournier. Il écrit à son ami Joseph Lotte, qui comptera beaucoup dans sa conversion :

Mon vieux, j’ai senti que c’était grave… J’ai fait un pèlerinage à Chartres… J’ai fait 144 km en trois jours… On voit le clocher de Chartres à 17 km sur la plaine… Dès que je l’ai vu, ça a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un seul coup, j’étais un autre homme. J’ai prié une heure dans la cathédrale le samedi soir ; j’ai prié une heure le dimanche matin avant la grand-messe… J’ai prié comme je n’avais jamais prié, j’ai pu prier pour mes ennemis… Mon gosse est sauvé, je les ai donnés tous trois à Notre-Dame. Moi, je ne peux pas m’occuper de tout… Mes petits ne sont pas baptisés. À la Sainte Vierge de s’en occuper.

L’itinéraire suivi par Péguy en 1912 et 1913 n’était pas celui que suivent aujourd’hui la plupart des pèlerins : le poète suivit la route la plus directe, par le sud des Yvelines et le nord de l’Essonne. Parti de Palaiseau, il traverse Orsay, Bures-sur-Yvette, Limours, Angervilliers, Saint-Cyr-sous-Dourdan, Dourdan (où Péguy passa la nuit), puis Sainte-Mesme, Ablis, et la plaine de la Beauce jusqu’à Chartres, en vue des flèches de la Cathédrale.

L’année suivante, le poète reprendra son bâton de pèlerin en juillet, ralliant à nouveau Chartres, une marche qui ne fut pas moins aventureuse que la précédente : « J’ai manqué de mourir. Il faisait une chaleur ! J’avais abattu 40 kilomètres. Ce serait beau de mourir sur la route et d’aller au ciel tout d’un coup ». Sa dernière marche sera pour avril 1914, quelques mois seulement avant la mort héroïque d’un géant de la littérature française, dont le retour à la foi avait été aussi foudroyant que tourmenté (il ne communiera sans doute qu’une fois, à quelques jours de sa mort au champ d’honneur, lors de la messe du 15 août célébrée pour la troupe). Le projet de retourner à Chartres avec le jeune sculpteur Henri Charlier sera fauché par la balle allemande du 5 septembre 1914. Charlier conservera et transmettra l’héritage du pèlerin, auquel il offrira en dernier cadeau sa splendide croix tombale : le centre Andre-et-Henri-Charlier sera la matrice du pèlerinage de Pentecôte aujourd’hui organisé par l’association Notre-Dame de Chrétienté.

L’ode à la cathédrale, par Charles Péguy

Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape

Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.

 

Étoile du matin, inaccessible Reine,
Voici que nous marchons vers Votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.

Ainsi nous naviguons vers Votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de Votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.

Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours.
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches…

Nous sommes nés pour Vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser Votre auguste manteau.

Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers Votre assomption la flèche unique au monde.

Tour de David, voici Votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans Votre couronne.

Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la Croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La Flèche irréprochable et qui ne peut faillir.

C’est la Pierre sans tache et la Pierre sans faute,
La plus haute Oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite Raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la Ligne la plus haute ».

Ainsi soit-il.

 

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