« Tout va très bien, madame la marquise… »
On peut être tenté parfois de se dire que presque tout va mal. Il y a des guerres, des famines, des catastrophes naturelles dans le monde, beaucoup. En France, on parle publiquement de déclin, de décadence, de changement civilisationnel. Dans l’Église même on tire parfois le même constat, et l’on s’agite pour tenter d’affronter la réalité : chute des vocations, des baptêmes d’enfants, de la pratique religieuse (en particulier depuis 10 ans), rapports de plus en plus difficiles avec le monde, persécutions larvées mais bien réelles (jusqu’à quand va-t-on pouvoir parler de la morale catholique sans passer en procès et finir en prison) ?
Soumission ou rébellion ?
Quand tout va mal, nous – gens de foi – nous tournons bien vite vers Dieu. Qu’attendez-vous de nous, mon Dieu ? Que doit-on faire ? Que peut-on faire ? Que faut-il faire ? Que nous avez-vous dit ?
Écoutons le début de la lettre de saint Jacques, premier évêque de Jérusalem, en des temps non moins troublés. Il n’y va pas par quatre chemins : « ne voyez qu’un sujet de joie, mes frères, dans les épreuves de toute sorte qui tombent sur vous » (Jc 1, 2).
Allons voir aussi tout de suite au début du chapitre 16 de l’évangile de saint Jean. Jésus non plus n’y va pas par quatre chemins : « Ils vous chasseront des synagogues ; et même l’heure vient où quiconque vous fera mourir, croira faire à Dieu un sacrifice agréable. Et ils agiront ainsi, parce qu’ils n’ont connu ni mon Père, ni moi. Mais je vous l’ai dit afin que, lorsque l’heure sera venue, vous vous souveniez que je vous l’ai annoncé » (Jn 16, 2-4).
Les athées se moquent, Nietzsche en tête, quand ils lisent ces paroles et entendent parfois les hommes d’Église les commenter. Car dans une première lecture, à un premier niveau, ces paroles ne sont pas du tout puissantes. Le monde ne tourne plus rond, les enfants de Dieu sont persécutés. Et que répondent le Christ et ses apôtres ? « Oui, je vous l’annonce, vous allez être persécutés, encore et encore. Vous allez souffrir, le monde ne vous comprendra pas. Mais si vous restez fidèles quand même, vous serez sauvés. »
Voilà ce qu’est pour Nietzsche la Révélation chrétienne : une grande farce pour les simples, les hommes faibles qui sont assommés, écrasés par les forces du monde, par les passions humaines. L’Église est une machine à fabriquer des faibles. Elle encourage les faibles dans leur faiblesse, en leur disant qu’il faut supporter cela vaillamment dans une sorte de stoïcisme spirituel, pour un paradis – que l’on prend bien soin de leur promettre après la mort.
Si c’est cela, la Révélation chrétienne, si Jésus est venu justifier les faibles dans leur faiblesse, alors la révolte nietzschéenne est juste. L’Évangile est un scandale et une folie. Derrière ses aspects relevés et mystiques, il n’est qu’une vaste conspiration contre l’homme, dans toute sa splendeur et toute sa force. Il faut s’en détourner, car ce n’est pas l’Évangile qui va changer le monde. Il vaut mieux être violent, manifester, se regrouper, se radicaliser, laisser parler toutes nos passions les plus intimes ; c’est la seule solution pour lutter contre le mal dans le monde.
La vraie révolution chrétienne
Il est temps de répondre à Nietzsche et à ses sectateurs : vous vous trompez. Vous ne voyez pas la puissance du renversement que Jésus a opéré il y a 2000 ans. Vous entendez, mais vous n’écoutez pas. Vous n’entrez pas dans la profondeur de la parole du Christ. C’est votre choix, c’est votre erreur.
Que nous dit saint Jacques ? Il part de Dieu. Dieu est parfait ; il ne change pas ; il n’est pas sujet aux variations. Il est, point. C’est lui l’alpha et l’oméga. Quand tout va mal dans ce monde, quand tout passe tout le temps, trop vite, quand on est dans la tempête, rappelons-nous que lui, Dieu, ne passe pas. Il ne change pas. Il est là. Et ce Dieu solide comme le roc, vient à notre rencontre. Il entre dans notre vie par le baptême. Il descend, si l’on peut s’exprimer ainsi bien qu’il soit sans mouvement, dans la tempête du changement permanent, des révolutions, des crises humaines et cosmiques. Par sa parole, « je te baptise au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » il nous ouvre à son immortalité, à sa toute-puissance, à son calme divin. C’est la première transformation que Jésus est venu apporter dans ce monde. Dieu est là. Calme, immobile, immuable, il est là avec moi, en moi, car je suis baptisé.
C’est pourquoi, continue saint Jacques, « que l’homme soit prompt à écouter, lent à parler, lent à se mettre en colère. Car la colère de l’homme n’opère point la justice de Dieu… recevez avec douceur la parole qui a été entée en vous, et qui peut sauver vos âmes. » C’est l’option radicale du christianisme, à l’opposé de l’option radicale de Nietzsche. Au rêve d’une humanité aux passions déchaînées, où s’épanouissent les forts et où n’existe plus la faiblesse (après le nazisme, le marxisme et la modernité, on attend toujours de voir la réalisation de ce rêve…) l’Église oppose la Révélation : Dieu est là ; il est le Fort, le tout-puissant. Moi, homme, je peux être fort, par la force de Dieu ; c’est pourquoi je dois l’écouter. Faire taire en moi mes passions, pour un temps seulement !
Les passions des saints : un silence pour une harmonie
C’est là ce que Nietzsche n’a pas voulu comprendre. Faire taire mes passions pour un temps : le temps de me mettre à l’écoute de Dieu qui est là en moi. Je ne peux pas écouter le Fort, le Tout-puissant, si je suis passionnément engagé de toutes mes forces à moi, dans ce monde physique. Je dois me recentrer, me concentrer, me calmer, me taire, écouter. Dans le silence de l’oraison, agenouillé dans sa stalle d’abbaye, le capuchon sur la tête, dans une demi-obscurité, le moine catholique est fort. Il semble immuable, inatteignable ; le monde pourrait s’écrouler, il dégage une sérénité, une puissance de vie qui attire autour de lui des milliers de personnes. La force explosive de Jeanne d’Arc lui venait de ses heures d’oraison. Qui dirait que le pape Jean-Paul II était faible ? Son pontificat est placé sous le signe d’une immense force ; il a traversé et détruit les plus grandes idéologies meurtrières de l’Histoire ; il passait plusieurs heures par jour en oraison et adoration.
Alors dans un second temps, le chrétien peut laisser libre cours à ses passions. Car il est purifié, à l’image de Dieu, à l’écoute du Tout-Puissant. Ses passions sont pures, bien orientées. L’Église encourage le saint à exprimer ses passions. Marie-Madeleine n’est-elle pas passionnée ? Les martyrs ne sont-ils pas fous amoureux du Christ ? Saint Vincent de Paul, mère Teresa, en colère devant la pauvreté et la misère humaine ? Saint Augustin, saint Thomas, saint Pie X, passionnément amoureux de la vérité face aux destructeurs hérétiques ? Deviens l’artiste que tu veux être, deviens le militaire, le soldat, le politique, le chanteur, l’époux, l’épouse. Deviens le meilleur dans ton travail. Sois ambitieux, tu pourras faire tant de bien ! Voilà la seconde transformation opérée par le Christ. Nietzsche a tort, car il avait des oreilles, il a entendu, mais il n’a pas écouté. Son mythe de la force humaine, ne repose sur rien de réel. Il engendre le chaos, la destruction, la dépression. L’idéologie de l’athéisme, voilà ce dont nous récoltons les fruits déprimants tous les jours dans les faits de l’actualité.
Au contraire, les saints sont passionnants, parce que passionnés. C’est le Christ dans l’évangile : je vous envoie mon Esprit Consolateur. « Quand il sera venu, il convaincra le monde au sujet du péché, de la justice et du jugement » (Jn 16, 8). Oui, par la puissance du Saint-Esprit, âme de l’Église, déposé en douze pauvres hommes à Jérusalem, le témoignage de la foi en Jésus se répandra dans le monde entier. Le péché apparaitra aux hommes dans toute son horreur ; la puissance révolutionnaire de l’amour viendra à bout de tout le mal. Le prince de ce monde continuera son œuvre de destruction jusqu’au bout, mais sa défaite sera assurée. Chaque époque pourra voir le mal dans son absurdité ; chaque époque verra aussi l’Église triompher toujours, par ses saints qui seront des modèles de force, d’engagement, de passion au service du bien, du beau et du vrai. Soyez forts ! Le monde nous attend. Il a besoin de la toute-puissance de Dieu qui s’exprime dans vos propres capacités humaines. Engagez-vous dans la prière radicalement, écoutez Dieu des heures durant chaque jour, dans les temps calmes et dans le flot de vos activités. Méditez, faites-lui toute la place. Alors, et alors seulement, vous pourrez contribuer avec lui à renverser les puissants, les forts du moment. C’est cette conviction, cette foi, qui nous fait nous engager tous les jours dans les familles, les écoles, les pèlerinages, dans la vie sociale, dans la vie politique. Soyez forts, soyez passionnés partout où vous vous trouvez. Amoureux du Christ, passionnément engagés pour lui. L’Église a besoin de la force des faibles que nous sommes.