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Le P. Eugène de Villeurbanne (1/2) : enfance, formation et vie religieuse

Nous présentons dans une série de deux articles la figure du P. Eugène de Villeurbanne (1904-1990), religieux capucin confronté aux choix paradoxaux d’une fidélité crucifiante, dans le remous de l’histoire de l’Église au XXe siècle[1]Cette présentation s’appuie sur la biographie donnée en 1997 par Yves Chiron : Veilleur avant l’aube.

Le P. Eugène de Villeurbanne est le fondateur des Capucins de Morgon, « communauté amie » de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, dont la situation canonique est par conséquent comparable.

Famille et origines

Son nom relève d’un vieil usage capucin : abandon du nom de baptême au profit du nom d’un saint, en conservant la mention du lieu de naissance. Ainsi, Paul VI, en béatifiant le capucin Ignace de Santhia, soulignait la pauvreté des capucins, renonçant à tout, même à leur prénom, mais dont la terre natale, du fait de leur sainteté, entre également au Ciel par leur nom ! Cet homme ne s’appelait pas Eugène, mais Romain Potez, né le 20 juillet 1904 à Villeurbanne, à côté de Lyon. Son père était un fabriquant de dentelle du nord de la France : Eugène Potez y était devenu un habile dessinateur et fabricant de dentelle. De ces origines nordiques, le futur P. Eugène allait garder le caractère entier, un peu buté, qui allait pour une part expliquer comment le capucin se dresserait presque seul contre les plus hautes autorités de son ordre pour maintenir les traditions abandonnées les unes après les autres dans les années 1960. M. Potez père fut donc conduit à passer quelques années en région lyonnaise, région elle aussi centrée sur la production textile : des machines à tisser la dentelle mécanique avaient été acheminées à Lyon et il fallait quelque habile ouvrier qui puisse former des ouvriers pour les bien utiliser. C’est ainsi que la famille arriva à Villeurbanne, où elle resta environ trois ans, le temps pour Romain de naître, puis ce fut le retour vers Calais. Romain avait deux frères et une sœur ; il était quant à lui le troisième de la fratrie. Son petit frère deviendra également capucin, sous le nom de P. Gabriel-Marie. Assez différent de son frère – le P. Gabriel était plutôt discret, timide, porté à la contemplation, excellant dans le ministère de la confession ; le P. Eugène avait au contraire un caractère entier, bagarreur, intransigeant : c’était une âme de feu dont le cœur du ministère allait être la prédication –, le P. Gabriel demeurera toujours proche de son frère qu’il soutiendra dans ses entreprises.

Pour l’heure les deux garçons sont encore adolescents, et très jeunes, ils sont marqués par l’exemple de ces pères capucins qui desservaient l’église fréquentée par la famille Potez. En outre, M. et Mme Potez étaient entrés l’un et l’autre dans le Tiers-Ordre franciscain. Ce ménage de bons chrétiens vivait avec sérieux les exigences du Tiers-Ordre, impliquant, outre le port du scapulaire sous les vêtements, un ensemble de prières à dire quotidiennement, ce à quoi ils ne manquaient pas.

Enfance et éducation

Romain, comme son frère, allaient peu après entrer en pension chez les Frères des Écoles chrétiennes, à Saint-Omer. Lorsque les lois anticléricales conduisirent à la fermeture d’innombrables écoles catholiques, les frères de Saint-Omer prirent les devants, en achetant un terrain en Hollande, sur lequel s’éleva bientôt un collège tout neuf : l’Écluse. C’est là que les petits Potez allaient poursuivre leur scolarité, dès 1908. Une scolarité bouleversée par la grande guerre : le collège continuera à dispenser ses cours jusqu’en 1915, mais les années 1916 et 1917 verront les enfants regagner le logis paternel. En 1918, craignant d’autres destructions, la ville de Calais ayant été déjà bien touchée, M. Potez se décida à quitter le pays de Calais, en juin, pour s’établir près de Lyon, où il avait déjà séjourné. Il regrettera après coup cette décision qui fit de lui un déraciné, mais il ne pouvait prévoir que l’armistice serait signé quelques mois après ce déménagement.

 

Dès l’arrivée de la famille Potez à Lyon, Romain et son frère Paul vont suivre une année d’apprentissage (ébénisterie et tapisserie). Les garçons ont alors 14 et 13 ans, et cette formation manuelle ne peut qu’être utile, dans ce contexte de fin de guerre compliqué. Pourtant, dès l’année suivante, le cours normal des choses permet à M. et Mme Potez d’inscrire leur fils dans une école tenue par des religieux capucins (sans doute ce choix est-il dû à la grande estime des Potez pour l’ordre capucin et le bon souvenir de ceux qu’ils avaient connu à Calais). Ainsi, Romain et Paul entrent en septembre 1919 dans l’École séraphique du Val-Brian (dans la Drôme).

Une école séraphique ? Il s’agissait tout simplement de l’équivalent religieux d’un petit séminaire. Le programme normal du lycée joint à une vie de prière soutenue, en offrant aux garçons présents tous les moyens d’un bon discernement. On ne sait si la vocation du P. Eugène remonte à ce séjour au Val-Brian ou si elle avait des racines plus anciennes. Quoiqu’il en soit, devenu tertiaire franciscain en 1919, Romain choisira au sortir de l’école séraphique de devenir capucin. Il entre donc au noviciat de la province capucine de Lyon en août 1924.

Capucin

Les capucins forment l’une des branches autrefois la plus nombreuse de la grande famille franciscaine. Dès la première génération en effet, des divisions se firent entre les « conventuels » et les « observants ». Les premiers étant accusés d’avoir introduit nombre d’usages monastiques dans la vie des disciples de saint François ; les seconds, se voulant plus proche du Père fondateur, glissant vers une interprétation exagérément personnelle, au risque de l’éclatement. Tant bien que mal, avec des tensions manifestes, les choses perdurèrent. Mais au XVIe siècle vit le jour une réforme assez radicale, cherchant à revenir aux observances primitives. Elle tint son nom du grand capuce pointu que ces religieux se mirent à porter, après que leur réformateur, le P. Matteo de Bascia, fut gratifié d’une vision de saint François qu’il vit porter ce même habit, fait d’une toile très grossière et doté de ce fameux capuce. Dès lors, ces franciscains de stricte observance devinrent pour la chrétienté entière, les « capucins ». Leur vie était fondée par la Lettre à ses frères de saint François, vécue « sans glose » (c’est à dire, « à la lettre »).

On peut sans tarder identifier les éléments constitutifs de la vocation du capucin : d’autant que ces mêmes éléments furent critiqués, relativisés lors de la grande remise en question qui allait atteindre tous les ordres religieux dans les années 1960. Notons-le sans tarder : ce n’est pas tant la messe qui fut à l’occasion de la réaction du P. Eugène de Villeurbanne – il gardera néanmoins toute sa vie la messe traditionnelle –, mais la volonté de demeurer intégralement fidèle à ce qu’il avait promis à Dieu au moment de ses vœux, le jour de Noël 1925. « Moi, frère Eugène de Villeurbanne, je fais promesse et vœu à Dieu tout-puissant, à la bienheureuse Marie toujours Vierge, au séraphique père saint François, à tous les saints et à vous mon père, d’observer pendant trois ans, la règle des frères mineurs, confirmée par le seigneur pape Honorius : vivant en obéissance, sans propre et chasteté. » La même formule, reprise pour les vœux solennels, sera suivie de la phrase : « Et si nous observons ces choses, Dieu nous donnera la vie éternelle. »

La vie des capucins entendait ainsi mettre particulièrement à l’honneur la vertu de pauvreté. Elle se caractérise par ce détachement « optimal » : rien « de propre », comme l’exprime le texte même des vœux : plus grande conformité au Christ pauvre, suppression à la racine de la tentation d’attachements nuisibles à l’union à Dieu pour la force du témoignage de religieux entièrement démunis.

La pénitence avait aussi la part belle : chapitre des coulpes quotidien, trois périodes de jeûnes (de la Toussaint à Noël, de l’Épiphanie au 15 février, et des Cendres à Pâques), l’usage de la petite discipline (sur les jambes et les mollets) et de la grande discipline (sur le dos).

En outre, la vocation du capucin est mixte, à la fois contemplative, à la fois active. Mais dans l’ordre ! Active parce que d’abord contemplative. Voilà pourquoi le capucin était tenu à deux heures d’oraison (une le matin, une le soir), à quoi il faut ajouter l’office divin (avec le lever de nuit, pour les matines, à 1h du matin) ! Et la lectio : on sait par exemple que le P. Eugène, devenu assez habile en grec, garda tout au long de sa vie l’habitude de lire la Septante dans le grec, ainsi que les œuvres complètes de saint Jean Chrysostome qu’il affectionnait particulièrement, et qu’il lisait non seulement pour la nourriture de son âme, mais encore car il le regardait comme un maître pour les prédicateurs.

En effet, au-delà de cette vie tout à la foi ascétique et mystique, le capucin fut partout réputé dans la chrétienté comme un confesseur hors pair et un prédicateur populaire. Cette vie si nettement évangélique offrait d’ailleurs elle-même un puissant témoignage, disposant à la conversion, ou du moins au passage de la grâce. Une anecdote : à l’époque où il fut détaché de son Ordre en pleine métamorphose pour une mener une vie d’ermite entre ses tournées de prédication, le P. Eugène allait vivre dans une petite maison sans eau ni électricité, où il n’y avait qu’une pièce. Il allait le dimanche dire la messe dans l’église paroissiale et cheminait nu-pieds, dans ses sandales même quand il neigeait. Un jour un camion s’arrête et lui demande pourquoi il va ainsi, sous la neige, si mal vêtu, si mal chaussé. Mais sans attendre la réponse, l’homme de s’écrier : « Si ! je sais, vous endurez pour nous. » Et le P. Eugène de commenter l’anecdote en soulignant que c’est par toutes ces austérités que déjà l’évangélisation commence. En prenant sur soi, en portant pour les autres la peine causée par leurs péchés.

Postulat, vêture, noviciat…

Revenons au jeune Romain Potez qui vient d’embrasser la vie de capucin et de recevoir le nom de frère Eugène de Villeurbanne. Le postulat n’a duré que peu de temps (la règle prévoit simplement quelques jours, pour s’assurer du sérieux de la demande, et de l’aptitude du candidat). Puis vient aussitôt après la vêture et le début du noviciat. Il durait normalement un an, parfois un peu plus, avant que ne soient prononcés les vœux simples. Cette première année est un peu l’équivalent des propédeutiques de nos séminaires. Deux points concentrent l’attention du Père Maître : d’une part, à un plan plus naturel, l’apprentissage des bonnes manières ; d’autre part, dans une visée toute spirituelle, de former à la vie de prière : l’office au chœur, la lectio divina, l’oraison aussi… Même s’il faut reconnaître que le P. Eugène, devenu plus tard fondateur et insistant beaucoup sur son importance décisive, n’avait au premier abord pas tout compris… La seconde oraison avait lieu le soir, après Complies. Or le Père maître trouvait que ce jeune frère Eugène paraissait chaque soir étrangement immobile à sa place. Il le questionna un jour en ces termes : « Que faites-vous donc pendant l’oraison ? » – « Eh bien je dors », lui fut-il répondu, tout de go… naïvement.

Oui, il dormait… Il avait encore beaucoup à apprendre : et cela se fit peu à peu, surtout du fait des bonnes influences qui allaient s’exercer sur lui. On retiendra le nom de quelques vieux pères particulièrement marquants qui allaient, chacun à sa manière révéler au jeune frère quelques-uns des traits de cette vie dont il découvrait peu à peu la grandeur et la fécondité : on pense au P. Ernest de Saint-Etienne, au P. Alphonse de Molain et au P. Samuel de Saint-Etienne. Retenons cette petite règle enseignée par le P. Alphonse à ses fils spirituels : « S.O.A. : S, silence, ne parle pas de toi ; O, oubli de soi, ne t’inquiète pas de toi ; A, abandon, donne-toi. »

Études, vœux et ordination

Après ses premiers vœux, il rejoint le couvent d’étude de Crest (Drôme), pour trois années de philosophie. Puis il fit, comme c’était alors la coutume, son service militaire dont il est libéré à l’été 1930. Il regagne alors le couvent de Crest pour attaquer ses études de théologie. Viennent alors les vœux solennels, prononcés en la fête de saint Bonaventure, le 14 juillet 1930, et l’ordination en septembre 1932. Ces années peuvent paraître très semblables à ce que nous connaissons dans nos maisons de formation sacerdotale. À ceci près que le détachement y était pratiqué avec une vigueur peu commune. On est frappé de la mort à soi que le jeune prêtre est invité à vivre : ainsi, le P. Eugène, qui aspirait à devenir prédicateur populaire, fut envoyé… dans une école (celle précisément où il avait côtoyé des capucins qui lui donnèrent envie de devenir capucin lui-même). On ne lui demanda pas son avis. De même, alors que d’ordinaire un jeune prêtre pouvait rentrer au pays pour célébrer ses premières messes parmi les siens, le supérieur du couvent lui dit : « Il faut quelqu’un à la cuisine ; pour trois semaines vous allez le remplacer. » Adieu donc aux messes en Calaisis, auprès des siens ! Voilà comment alors on formait au détachement. De même, pour la propriété : ses parents lui avaient offert un calice et une aube de dentelle, brodée par sa mère. S’il put en faire usage le jour de sa première messe, dès le lendemain calice et aube étaient données à un autre religieux qui partait en mission au loin. « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris : que le nom du Seigneur soit béni[2]Jb 1, 21 ! »

Terminons par une autre remarque de nature éminemment spirituelle et pratique : le sens de la mort était, chez nos capucins, très présent. Quotidie morior[3]1Co 15, 30. Le bon capucin est celui qui n’aura plus qu’à descendre au tombeau le jour où Dieu voudra… car il est prêt.

Emplois divers d’un jeune frère

Notre jeune capucin va connaître des emplois très différents, très variés, exigeant de lui une capacité d’adaptation pour l’amour de Dieu et de sa sainte volonté. Il est donc d’abord jeune professeur au Val-Brian. Puis la guerre de 1940 éclate. Mobilisé, il s’y montrera un aumônier courageux (ce qui lui vaudra la croix du combattant) et aimé des soldats.

Une fois démobilisé, il retrouve son cher couvent pour une première période de vie proprement capucine : contemplation (Dieu) et prédication (les âmes). Ce sera la meilleure part de sa vie religieuse : prédications populaires, missions paroissiales d’une semaine ou d’un mois, retraites, récollections, Carêmes.

Pourtant, on l’arrache assez vite à cette vie qui semblait bien lui convenir, car il faut un supérieur à la partie de l’école séraphique repliée à Lyon. Il s’y consacre de son mieux, avant d’être à nouveau muté : en 1945, le voici secrétaire du père provincial, le P. Philibert de Saint-Didier (1896-1988), qui sera si l’on peut dire son mentor, et qui le soutiendra jusqu’à la fin dans ses projets de restauration de l’Ordre capucin de stricte observance.

Le P. Eugène a son parler franc. À ce poste de confiance et de responsabilité, il prend conscience des égarements, abandons, et dévoiements d’un certain nombre de ses frères en religion dont les dossiers personnels, conservés à la maison provinciale, lui passent entre les mains. Il est surtout heurté par la mitigation des règles traditionnelles qui se répand très vite dans les couvents de l’Ordre. D’autant que ces changements sont suggérés voire imposés d’en-haut : on voit ainsi certains supérieurs majeurs expliquer qu’« on ne peut plus vivre la règle comme à l’origine », il faut la réinventer…

Références

Références
1 Cette présentation s’appuie sur la biographie donnée en 1997 par Yves Chiron : Veilleur avant l’aube
2 Jb 1, 21
3 1Co 15, 30
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