Après sa formation religieuse, le P. Eugène, appelé au sortir de la seconde guerre à des postes de responsabilités, prend conscience des velléités de réforme et de contestation à l’œuvre au sein de son ordre[1]Cette présentation s’appuie sur la biographie donnée en 1997 par Yves Chiron : Veilleur avant l’aube.
Le P. Eugène de Villeurbanne est le fondateur des Capucins de Morgon, « communauté amie » de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, dont la situation canonique est par conséquent comparable.
Face aux velléités de réforme
Le P. Eugène prend le contre-pied de cette évolution (il remarque en particulier que toutes les vraies réformes dans l’Église se firent par un ressourcement, un retour au charisme fondateur, jamais en s’en éloignant) ; sa réaction n’est parfois pas dénuée d’amertume, ni d’une certaine raideur. Il en vient à se scandaliser et à parler durement d’un vieux père un peu mondain, qu’il juge décadent. Le P. Philibert le reprit aussitôt et lui dit : « Il est un peu relâché, c’est vrai, mais quand il mourra, que trouvera-t-on dans sa cellule ? Juste un vieil habit qu’on prendra pour le donner à un nouveau venu. Il sera mort comme un vrai pauvre… Et ce n’est pas rien ! » La leçon portera.
Le regard désapprobateur que le P. Eugène ne peut s’empêcher de porter sur les relâchements de toute sorte qui défigurent à ses yeux l’Ordre ne le rend pas très sympathique à la majorité des frères de la province, gagnés qu’ils sont par les idées nouvelles. Aussi, sans s’obstiner, le P. Eugène demande à être libéré de sa charge de secrétaire et à retrouver ses chères missions. Nous sommes en 1949. À nouveau il sillonne la France, la Belgique, la Suisse et prononce un nombre considérable de sermons.
Mais il se sent de plus en plus déphasé, car tous les couvents, dès les années 1950, envisagent de modifier le mode de vie qui remonte pourtant à saint François lui-même. Ce que beaucoup pressentent comme une « évolution » nécessaire, il le perçoit comme une dégradation, un relâchement coupable.
En 1952, avec quatre confrères, il demande à faire l’expérience d’un « ermitage de pleine observance ». On lui oppose un refus net. C’est une grosse déception, avec un sentiment de révolte ; pendant un moment, il arrête même de célébrer la messe. Mais voilà qu’une opportunité se présente : partir en mission, pour de bon, en Afrique. En 1954, il s’embarque pour ce qui deviendra plus tard la Centrafrique. Il allait y passer cinq ans, dans la brousse.
Lorsqu’il regagne la France, en 1959, Jean XXIII vient d’annoncer l’ouverture imminente d’un concile œcuménique. L’Église entière bruisse de projets. On parle réforme, aggiornamento, etc. Affecté au couvent de Saint-Étienne, le malaise du P. Eugène grandit encore. Parmi les signes du relâchement il note la fuite des austérités, la tendance à diminuer les temps de prière. En outre, il remarque avec tristesse que la plupart attendent avec une hâte qu’ils ne savent dissimuler le Deo gratias qui permet de bavarder, une bonne bouteille, cigarettes et partie de cartes.
Révolution dans l’ordre
Avant la fin du Concile, le Provincial de Lyon, avait déjà invité littéralement tous les frères de la province à se montrer « contestataire », à contester tout ce qui était vécu dans l’Ordre pour ensuite discerner ce qui venait du Saint-Esprit. Cette « libre et saine contestation » ayant pour but la révision de toutes les structures traditionnelles.
C’est ainsi qu’au chapitre général extraordinaire de 1968, l’Ordre fera sa petite révolution (la résistance s’y montre bien dispersée, tandis que les meneurs sont remarquablement organisés) : l’habit devient facultatif, tout comme la barbe (que les anciennes constitutions exigeaient comme quelque chose de viril, de naturel et d’austère). La prière commune est réduite à presque rien : de l’oraison il est simplement demandé qu’on en « garde l’esprit ». Les deux heures d’oraison deviennent un simple temps de prière à fixer selon ce qui paraîtra convenable. Les femmes peuvent désormais entrer dans les couvents. La télévision, la radio deviennent indispensables pour rejoindre le monde et ses préoccupations… On peut désormais posséder de l’argent, dans une perspective d’engagement social (en lien avec une politisation manifeste de la vie religieuse). Le silence est de plus en plus mis à mal. Le monde semble entrer dans les couvents, et les ravages sont grands.
Paul VI s’était pourtant efforcé de mettre en garde ces religieux en mal de changements, mais sans leur rien interdire. Le pape avait adressé ces mots au chapitre général des capucins : « Tout l’esprit, toute la vie des frères mineurs capucins, manifestent que ce qui leur est particulier, c’est l’ardente décision de garder, avec une sincère fidélité, la pratique très humble et très ardue, mais si caractéristique, de la vie franciscaine primitive […], vie parfaite par son humilité, sa simplicité, sa pauvreté évangélique. […] L’Église a besoin de votre austérité joyeuse et équilibrée. » Ce fut peine perdue…
La réaction du P. Eugène
Devant cette crise, le P. Eugène réagit avec esprit surnaturel : déjà, lors d’une retraite de quinze jours, à Venasque en 1964 (où il rencontra le P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus), il avait formalisé toute une série de résolutions concrètes pour l’aider à rester fidèle à ses vœux dans un couvent en pleine ébullition. Par exemple : « parler peu, laisser parler, ne pas contredire », ou encore « développer beaucoup l’oraison mentale ». Mais ces efforts personnels ne peuvent enrayer la tendance générale. Aussi, toute la période qui va suivre voit se multiplier les démarches et initiatives du P. Eugène (et de quelques autres) pour sauver la vie des capucins selon les traditions de l’Ordre. Il suit un principe de réalisme : seul contre tout un couvent, on ne peut rien. Comme le lui avait dit le P. Gagnebet : « Quand un couvent se relâche, la réforme consiste à le quitter pour un fonder un autre, et ce qui doit mourir meurt ».
D’où une première étape de vie en dehors de son couvent, avec l’autorisation de son provincial. Le P. Eugène est alors accueilli par l’archevêque de Bourges, le cardinal Joseph-Charles Lefebvre, qui lui confie une paroisse près de Valençay, à Poulaines. De là, il rayonne, prêche comme par le passé ; mais quand il revient pour quelques jours ou pour de longues semaines, c’est la vie traditionnelle des capucins qu’il mène, austère, mortifiée et priante. Il écrit : « Comment pourrait-on donner Jésus-Christ si l’on s’écarte des moyens qui nous emplissent de lui, spécialement de la pénitence ? »
Au terme des cinq ans accordés par le provincial en accord avec l’archevêque de Bourges, il faut trouver autre chose. Cette fois c’est l’évêque du Puy qui donne son accord, pour que le P. Eugène vive dans le presbytère de Cronce, une obscure cure de son diocèse, qui n’a plus de desservant. Il y passera plusieurs années.
Nombre de soutiens commencent à se manifester : d’abord son ancien provincial et ami, le P. Philibert de Saint-Didier. Soutenu par lui, il songe à une possible fondation. Il sait en effet que des capucins italiens ont cherché à garder la règle primitive. Cela leur fut impossible en restant dans l’Ordre : ils durent demander à être relevés de leurs vœux pour fonder ensuite un institut de droit diocésain. Le P. Eugène ne le veut à aucun prix, car il entend rester fidèles à ses vœux… faits à Dieu. Le P. Philibert l’encourage dans cette vue : n’avait-il pas estimé, au sortir du chapitre général de 1968, que celui-ci constituait une œuvre de subversion, avec des constitutions profondément modifiées qui portaient atteintes à la nature même et à la finalité de la vie capucine, telle qu’ils avaient promis solennellement de l’observer jusqu’à leur mort ? Et le P. Eugène écrivait à son supérieur majeur : « Je considère que le contrat de ma profession religieuse a été cassé, et injustement, de la part de l’Ordre. »
Pour le P. Eugène, c’était donc une question de conscience et de principe. Dans sa vision, lui n’avait pas changé, mais l’Ordre avait changé. Pendant des années, il s’évertuera à obtenir l’accord des autorités pour ouvrir une maison de stricte observance, où plusieurs Pères promettaient de le rejoindre Il s’appuyait ainsi habilement sur l’un des maîtres-mots de l’aggiornamento en cours : le « pluralisme de formes » qui interdit d’imposer rien de trop contraignant, chacun devant pouvoir vivre en capucin selon sa propre compréhension de l’esprit de saint François. Sans succès hélas : comme lui écrit le P. Philibert, désabusé, « on ne veut pas ce reproche permanent de ceux qui vivraient selon la règle… »
Des appuis et une fondation
Pourtant, les appuis de divers côtés se manifestaient. On a cité déjà le P. Gagnebet à Rome, il y eut aussi le cardinal Siri qu’il était allé rencontrer à Gênes. Il était encore conseillé par l’abbé Dulac, canoniste, qui soulignait son bon droit. Il comptait beaucoup sur l’appui de Dom Jean Roy, père abbé de Fontgombault. Des amitiés se nouaient avec d’autres figures de la résistance traditionnelle : Mgr Marcel Lefebvre à partir de 1970, ou encore Dom Gérard Calvet en sa fondation Bédouin (dont il allait devenir le confesseur), sans oublier les religieuses de Flavigny (où se trouvait une sœur de l’abbé Coache), installées d’abord à la maison Lacordaire, avant de partir au Trévoux…
Si les autorités de l’Ordre finirent par donner un feu vert (1972) pour que quelques pères entendant mener une vie conforme aux constitutions primitives se rassemblent au couvent de Besançon, il était précisé que ces religieux devraient partager la vie d’autres capucins « nouvelle façon » et être en minorité, le supérieur du couvent ne devant pas être pris parmi les capucins « traditionnels. » Enfin et surtout, était formulée l’interdiction d’ouvrir un noviciat : il s’agissait donc d’un « mouroir » pour les capucins de stricte observance. Si le P. Gabriel et le P. Philibert acceptèrent la proposition, le P. Eugène ne put s’y résoudre. D’autant que des jeunes commençaient à se présenter.
Quittant le diocèse du Puy, aidé par quelques amis, il allait s’installer en août 1972 dans une maison mise à sa disposition dans l’Ain, à Verjon. Il y eut d’abord bien des déboires avec les premiers venus (peu de persévérance en somme), conduisant le P. Eugène à un quasi abandon. Puis il se ressaisit à l’occasion d’une retraite silencieuse de quinze jours, dont il repartit plus résolu que jamais, plus confiant en la Providence, et se sentant confirmé dans son bon droit. La communauté naissante commença alors à se stabiliser. C’est aussi là que les ennuis allaient se multiplier. En 1981 en effet, les six postulants, à l’occasion d’un pèlerinage, étaient tombés par hasard sur le nouveau provincial, et s’étaient fait traiter vertement. Des procédures visant à l’expulsion du P. Eugène de l’Ordre capucin furent rapidement engagées, tandis l’évêque de Belley prononçait contre lui la suspense a divinis[2]Peine canonique interdisant de célébrer les sacrements.
Etablissement et stabilisation de la communauté
Sans nous étendre sur la fondation de Verjon et son transfert en 1983 à Morgon, on notera que le P. Eugène garda toujours des liens avec les religieux de Besançon. Par lettres, le P. Philibert le soutenait de ses encouragements, son frère, le P. Gabriel, religieux très exemplaire, venait lui rendre de rares mais fraternelles visites. C’est lui qui célèbrera à Morgon ses funérailles en 1990. Les années à Verjon virent aussi se constituer une petite communauté de fidèles dont le P. Eugène s’occupera avec zèle jusqu’à l’arrivée dans la région d’un prieuré traditionnel, vers lequel il les enverra alors, pour privilégier la vie religieuse du couvent. C’est là que se place l’anecdote suivante : un jour, un homme qui assistait à sa messe se vit refuser la communion dans la main et vint trouver le Père à la sacristie pour s’en plaindre. Mais notre religieux, non sans malice, et ayant remarqué l’alliance que l’homme portait au doigt, lui répliqua : « Cher Monsieur, vous avez reçu le jour de votre mariage le droit de prendre dans vos mains le corps de votre femme, et moi, le jour de mon ordination, celui de prendre dans les miennes le corps eucharistique de Jésus. Essayez donc de prendre dans vos mains la sainte hostie, et j’irai prendre dans les miennes celui de votre femme ! »
D’après son biographe, le P. Eugène avait encore affirmé à la veille des sacres de 1988, qu’il ne croyait pas que Mgr Lefebvre s’y résoudrait. Et ce n’est « pas de bon cœur », comme il le dira, qu’il en prit connaissance. Les trois dernières années de sa vie montrent un homme extrêmement diminué par la vieillesse, usé, qui avait finalement passé la main, dès 1986, à l’un de ses jeunes religieux ordonné prêtre par Mgr Marcel Lefebvre.
De ce portait esquissé à grands traits, on retient l’image d’un missionnaire zélé, soucieux du salut des âmes, prêchant inlassablement les grandes vérités de la foi : l’existence de Dieu, le péché originel, les combats de la vie vertueuse, l’importance vitale de la prière, l’amour de la sainte eucharistie, la sainteté du sacerdoce… Un homme dont la vie même, par sa grande fidélité à l’Évangile, était une prédication à elle seule ; et qui proclamait, contre toutes les mondanités à la mode, le « dynamisme de l’amour de Jésus-Christ ».