Nicolas Sténon, alias Niels Stensen, est bien connu des médecins, géologues, archéologues, par les grands principes et découvertes auxquels il a laissé son nom. Sans savoir qui était notre homme, d’aucuns entendent tirer parti de ces sciences expérimentales pour ridiculiser la foi chrétienne et ses fondements dans la nature humaine ou la Sainte Écriture. Voilà bien ce qui n’aurait pas plu à Nicolas Sténon, scientifique devenu catholique, évêque missionnaire et bienheureux.
Voyageur passionné et scientifique éclectique
Fils d’un orfèvre de Copenhague, Nicolas Sténon, profite de sa jeunesse pour voyager à travers l’Europe et rencontrer des savants de tous les pays. Il se fixe finalement à Leyde en 1660 pour y étudier la médecine, et se distingue rapidement par une première découverte anatomique : le canal parotidien, ou « canal de Sténon », qui transporte la salive jusqu’à la bouche. Il étudie ensuite la chimie à Paris, puis passe par l’Autriche, la Hongrie et se fixe à Florence, où le grand-duc le recrute pour son hôpital. Il continue ses recherches en anatomie, notamment autour de la contraction des muscles. Mais l’homme ne se limite pas à une seule discipline : en découvrant que toutes les faces d’un même cristal de quartz forment entre elles les mêmes angles, il ouvre la voie à la cristallographie moderne. Son esprit curieux en vient un jour à observer les dents d’un énorme requin pris par des pécheurs près de Livourne : il note leur ressemblance avec des pierres aux formes particulières visibles parfois en montagne et formule ainsi une théorie révolutionnaire de la fossilisation et de la sédimentation. On comprend grâce à lui comment des objets peuvent être présents à l’intérieur de roches sans en faire partie, puisqu’ils y étaient déjà présents au moment de leur formation. Il pose ainsi les bases de la sédimentologie et de la stratigraphie, la discipline qui étudie la superposition des différentes couches géologiques et rend possible la datation des objets que l’on pourrait éventuellement y retrouver – c’est à dire qui rend possible l’archéologie.
Ces disciplines se fondent aujourd’hui encore sur les trois principes de Sténon : l’horizontalité primaire (les roches originées dans un milieu liquide forment d’abord des couches horizontales), la superposition (les couches les plus récentes sont au-dessus des plus anciennes), la continuité latérale (les couches sédimentaires se suivent horizontalement). Conscient de la complexité de ces matières, il envisage aussi les grandes exceptions à ces principes : si les couches de roche et de sédiments se forment d’abord horizontalement, à plat, celles que nous observons le plus souvent (en montagne en particulier) présentent parfois un aspect bien plus chaotique, résultat de modifications ultérieures (tectonique des plaques, érosion…).
L’appel du roi
Nommé professeur à l’université de Copenhague au début des années 1670, il revient brièvement sur les lieux de son enfance, mais est bientôt rappelé à Florence par les Médicis, qui souhaitent lui confier l’éducation des futurs princes.
C’est toutefois « l’appel du roi » qui sera le plus fort. Né dans le Danemark protestant du XVIIe siècle, Nicolas Sténon avait reçu une éducation luthérienne stricte. Lors de son passage en France, ses convictions réformées avaient toutefois été ébranlées par l’éloquence et la chaleur humaine de Bossuet. En Italie, il a l’occasion de rencontrer nombre de catholiques, notamment dans le monde savant, qui lui présentent l’Église sous un jour bien plus ouvert que les caricatures de ses ennemis ne voulaient le laisser entendre, moins d’un demi-siècle après « l’affaire Galilée ». Fidèle à son esprit de rigueur scientifique, il mène une véritable étude comparée des confessions catholique et luthérienne, lit assidûment les Pères de l’Église (ce qui n’est pas sans rappeler l’itinéraire que suivra deux siècles plus tard une autre intelligence hors du commun : saint John Henry Newman), et demande finalement à être reçu dans l’Église. C’est chose faite le 1er novembre 1667.
Quelques années plus tard, après avoir répondu à plusieurs sollicitations prestigieuses, il entend l’appel à une consécration plus radicale au Seigneur, à qui il désire « offrir le meilleur, de la meilleure manière, dans les limites de ma faiblesse. » Il approfondit donc l’étude de la théologie, dans laquelle il était déjà considérablement versé, et est ordonné prêtre en 1677. À partir de 1673, cet esprit si brillant se refuse à prendre la plume pour évoquer autre chose que le sujet désormais essentiel de ses méditations : Dieu et la théologie. Le pape Innocent XI le nomme bientôt évêque titulaire de Titiopolis et vicaire apostolique pour les missions septentrionales. Rejoignant le nord de l’Allemagne, il y rencontre Leibniz, avec qui il débat des fondements et conséquences de la pensée de Spinoza, qu’il avait personnellement connu lors de ses études en Hollande. En 1680 il est nommé évêque auxiliaire de Münster et entreprend de poursuivre l’œuvre de réforme catholique dans son diocèse, à une époque où l’évêque en titre était plus prince que pasteur. La fin de sa vie est marquée par des difficultés pastorales bien crucifiantes, pour celui à qui la science avait ouvert toutes les cours d’Europe : le principe politico-religieux du Saint Empire (cujus regio, ejus religio – la nation doit embrasser la confession de son souverain) lui rend la tâche particulièrement ardue et pénible, de même que la constante intervention des princes dans les affaires de l’Église, sur le modèle protestant. Atteint d’une maladie foudroyante, il espère pouvoir se retirer en Italie mais meurt en Allemagne, le 25 novembre 1686. Enterré à Schwerin, son corps sera bientôt réclamé par ses augustes patrons florentins, les Médicis, qui le feront déplacer et inhumer solennellement en leur basilique San Lorenzo.
Piété, vertus héroïques : le savant devient un saint
Ce n’est pas la seule considération intellectuelle qui avait converti Nicolas Sténon : après avoir rationnellement considéré tous les arguments en faveur de l’adhésion au catholicisme, il fallut que Dieu vienne en personne à sa rencontre, à travers le Très Saint Sacrement.
J’ai employé tous les moyens imaginables pour chercher la vérité, convaincu que Dieu illuminerait mon esprit de sa lumière pour me permettre d’arriver à un point d’où je pourrais reconnaître la vérité que je cherchais d’un cœur sincère. Je n’étais pas satisfait par la discussion de ces questions avec les hommes savants, dont je ne peux nier qu’ils sont nombreux parmi les catholiques, mais je voulais obtenir des informations sur le texte original des Écritures Saintes et sur les auteurs anciens. Ainsi, en de nombreuses occasions je me réfugiais dans une bibliothèque bien connue, où dans la tranquillité et le calme je consultais de nombreux manuscrits anciens, grecs et hébreux, pour ne pas me fonder uniquement sur le texte latin sans étudier les choses plus avant et le comparer aux textes originaux dans les deux autres langues.
Ce soin et cette application dans la recherche de la vérité, menée avec la même rigueur scientifique qui l’avait toujours caractérisé, le menèrent à la certitude intellectuelle de la vérité du catholicisme. C’est cependant en 1666, alors qu’il assiste à la procession de la Fête-Dieu à Livourne, que Sténon se sent appelé à trancher définitivement l’argutie spéculative dans laquelle il était engagé depuis tant d’années.
L’eucharistie qui avait été l’instrument de sa conversion devint celui de son apostolat zélé. Il brilla par la simplicité et la discrétion de son œuvre, par la piété presque enfantine de sa dévotion – lui qui avait été l’un des humanistes les plus en vue de son temps, su s’attirer les bonnes grâces du petit peuple allemand par l’exemple de son humilité et de son amour filial envers Dieu.
Il y a une seule réponse humaine à l’amour jusqu’au bout du don de soi qui se montre sur la croix et vit dans l’Église comme la vraie tête de l’humanité. Plus nous le découvrons et lui répondons « oui », moins nous demeurons seulement nous-mêmes. L’amour du Christ nous presse.
Nicolas Sténon a été béatifié le 23 octobre 1988 par le pape Jean-Paul II.