Le P. Réginald Garrigou-Lagrange insistait hier sur le devoir de rendre grâces à Dieu, malgré la tendance mondaine à négliger les dons spirituels. Cette nécessité se fonde sur l’exemple du Christ et sur la grandeur du don de l’eucharistie. Le chrétien qui veut vivre en Dieu ne peut le faire que par l’eucharistie, où la grâce est reçue à mesure des dispositions de l’âme.
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On ne reçoit pas la grâce sans y être disposé
Or Jésus ne parle qu’à ceux qui l’écoutent, qu’à ceux qui ne sont pas volontairement distraits. Nous ne devons pas seulement nous reprocher nos distractions directement volontaires, mais celles qui le sont indirectement, par suite de notre négligence à considérer ce que nous devons considérer, à vouloir ce que nous devons vouloir, à faire ce que nous devons faire. Cette négligence est source d’une foule de péchés d’omission, qui passent presque inaperçus à l’examen de conscience, parce qu’ils ne sont rien de positif, mais l’absence de ce qui devrait être. Bien des personnes, qui ne se trouvent pas de péchés parce qu’elles n’ont commis rien de grave, sont pleines de négligences indirectement volontaires et par suite coupables. Ne négligeons pas le devoir de l’action de grâces, comme il arrive trop souvent aujourd’hui. Quels fruits peuvent porter des communions faites avec tant de sans-gêne ?
Donner gratuitement à celui qui donne tout par pure bonté
En certains pays, hélas ! beaucoup de prêtres eux-mêmes ne font pour ainsi dire aucune action de grâces après leur messe ; d’autres la confondent avec la récitation obligée et plus ou moins recueillie d’une partie de l’office, de sorte qu’il n’y a plus assez en eux de piété personnelle pour vivifier du dedans la piété en quelque sorte officielle du ministre de Dieu. De là, résultent bien des tristesses : comment le prêtre qui ne vit plus assez pour lui-même de la vie divine peut-il la donner aux autres ? Comment peut-il répondre aux besoins spirituels profonds d’âmes en quelque sorte affamées, qui parfois, après s’être adressées à lui, s’en vont plus tristes encore et se demandent avec anxiété où trouver ce qu’elles cherchent ? Il n’est pas rare que des âmes qui ont vraiment faim et soif de Dieu, qui ont reçu beaucoup, et qui, au milieu de grandes difficultés, doivent donner beaucoup autour d’elles pour venir au secours de ceux qui meurent spirituellement, s’entendent dire : « Ne vous donnez pas tant de peine ! vous faites plus que le nécessaire. » Que deviendrait alors l’ardeur de la charité, et comment se vérifierait la parole du Sauveur : « Je suis venu allumer un feu sur la terre, et que désirai-je, sinon de le voir se répandre partout ? » – « Je suis venu pour que vous ayez la vie, et pour que vous l’ayez en abondance. »
Une personne vraiment pieuse, qui se reprochait de ne pas assez penser dans la journée à la sainte communion faite le matin, reçut un jour cette réponse : » Nous ne pensons pas non plus au repas que nous avons fait il y a quelques heures. » C’était la réponse du naturalisme pratique, qui perdait de vue l’immense distance qui sépare le pain eucharistique du pain ordinaire. L’état d’esprit qui s’exprime de la sorte est manifestement à l’antipode de la contemplation du mystère de l’eucharistie, et il provient de la négligence habituelle avec laquelle on reçoit les dons de Dieu les plus précieux. On finit par ne plus voir leur valeur, qu’on connaît seulement de façon théorique, et les conseils que l’on donne ne portent nullement les âmes à l’union intime avec Dieu, ils ne dépassent pas le niveau de la casuistique préoccupée seulement de savoir ce qui est obligatoire pour éviter le péché.
Tendre à la perfection de la charité
Cela peut mener loin ; on oublie ainsi que tout chrétien doit tendre à la perfection de la charité, en vertu du précepte suprême : » Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces[1]Luc, X, 27 » . En suivant cette voie, le prêtre et le religieux oublieraient aussi qu’il y a pour eux une obligation non plus seulement générale, mais spéciale, de tendre à la perfection pour s’acquitter chaque jour plus saintement de leurs fonctions sacrées, et pour être plus unis à Notre-Seigneur.
Dans certaines périodes de l’histoire des ordres monastiques, certains religieux, après avoir célébré leur messe privée, ne se rendaient à la messe conventuelle, même les jours de fête, que s’il était canoniquement certain qu’ils y étaient obligés. S’ils avaient bien fait leur action de grâces, en seraient-ils arrivés à juger ainsi ? La casuistique tendait à prévaloir sur la spiritualité, considérée comme chose secondaire. Le jour où nous considérons l’union intime avec Dieu comme chose secondaire, nous ne tendons plus à la perfection, nous perdons de vue le sens et la portée du précepte suprême : » Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces. » Notre jugement n’est plus un jugement de sagesse, nous commençons à glisser sur la pente de la sottise spirituelle.
C’est à cela qu’on arrive progressivement par la négligence dont nous parlions au début de cet article.
Rendre grâce pour le don au cœur de nos vies
La négligence de l’action de grâces devient négligence dans l’adoration, qui finirait par n’être qu’extérieure, dans la supplication et dans la réparation. On perdrait ainsi de vue de plus en plus les quatre fins du sacrifice, pour s’adonner souvent à des choses fort secondaires et qui perdent du reste leur vraie valeur morale et spirituelle dès qu’elles ne sont, plus assez vivifiées par l’union à Dieu.
Tout bienfait demande un remerciement, un bienfait sans mesure demande un remerciement proportionné. Comme nous ne sommes point capables de l’offrir à Dieu, demandons à Marie médiatrice de venir à notre secours et de nous obtenir de participer à l’action de grâces qu’elle offrit à Dieu après le Sacrifice de la Croix, après le Consommatum est[2]« Tout est consommé », voir Jn 19, 30, à celle qu’elle faisait après la messe de l’apôtre saint Jean, qui vraiment continuait en substance sur l’autel le sacrifice du Calvaire. La négligence si fréquente dans l’action de grâces après la communion provient de ce que nous ne savons pas assez le don de Dieu : si scires donum Dei[3]« Si tu savais le don de Dieu », voir Jn 4, 10 ! Demandons à Notre-Seigneur humblement mais ardemment la grâce d’un grand esprit de foi, qui nous permettra de » réaliser » chaque jour un peu mieux le prix de l’eucharistie ; demandons la grâce de la contemplation surnaturelle de ce mystère de foi, c’est-à-dire la connaissance vécue qui procède des dons d’intelligence et de sagesse et qui est le principe d’une action de grâces fervente dans la mesure où l’on a plus conscience de la grandeur du don reçu.