Un théologien que l’on voudrait faire passer pour rigide et intolérant se révèle : une belle figure spirituelle à découvrir. Suite du portrait esquissé dernièrement.
Retrouvez ici la première partie du portrait du P. Garrigou.
Un auteur prolifique, mais discret
Auteur de plus de cinq cents publications, le P. Garrigou est l’auteur d’une « œuvre écrite monumentale », « immense, tout entière inspirée par le noble désir de tracer aux hommes d’aujourd’hui l’itinéraire intellectuel et spirituel qui les conduira à Dieu. » (P. Gagnebet, o. p.). Elle semble parfois répétitive, mais cette inlassable redite lui paraît capitale pour la formation des esprits. Tout était manuscrit, sans aucune mécanique.
Les quelques titres cités à l’article précédent donnent une idée de l’ampleur d’une œuvre tout orientée vers le service de la Vérité, et cela au cœur de l’Église. Lors de ses 80 ans, on a souligné ses mérites, reconnaissant en lui un « théologien extrêmement savant et profond, formé par d’insignes maîtres à l’école de saint Thomas et des grands thomistes, (…) le P. Garrigou-Lagrange ne s’est jamais éloigné des directives du Magistère de l’Église, ni de la fidélité à la doctrine de saint Thomas ».
Quelques aspects de sa personnalité méritent d’être soulignés, quoiqu’elle semble s’évanouir à chaque pas devant l’objet de sa prédication, de sa contemplation, de son enseignement. Le P. Garrigou a la discrétion de son maître, une humilité étonnante caractérise toute son œuvre immense dont il fut l’auteur, « un philosophe que le narcissisme n’effleura jamais », estime le philosophe Marcel De Corte. Comme saint Thomas, il s’efface, disparaît à chaque ligne pour ne laisser voir que le vrai, dans toute sa force lumineuse et suffisamment convaincante . Lorsqu’il suit le maître, son commentaire est dépouillé de tout élément d’affectivité et d’imagination. Cependant sa part personnelle « quoique jamais affichée » (P. M.-J. Nicolas, o. p.), est grande, car au cœur des controverses il sait prendre parti, trancher : c’est le propre d’un maître !
Le combattant de la vérité
Quand la vérité lui semble malmenée, notre père devient intrépide. De Corte évoque magnifiquement ce grand combat en écrivant à son sujet : « Il faut une âme de fer pour cheminer seul désormais sur l’antique voie royale de la pensée chrétienne traditionnelle. » Une âme de fer… Impitoyablement, Garrigou dénonce les principes fallacieux et leurs conséquences funestes, en particulier au plan de la philosophie de l’être et de son rejet idéaliste (cf. Le sens commun – livre décisif, à en croire les conversions intellectuelles qu’il a produites, l’influence profonde qu’il exerça sur un P. Emonet, un Charles Journet, ou plus récemment Fabrice Hadjadj – Le réalisme du principe de finalité, et nombre d’articles publiés dans la Revue thomiste entre les deux guerres). En théologie, il travaille sans relâche à restaurer les valeurs intellectuelles, dénonce le venin du modernisme qui réduit la foi au sentiment et met en avant l’expérience religieuse au détriment du dogme. Garrigou montre avec force que seule la vertu théologale de foi rend possible l’authentique union à Dieu.
On lui reproche parfois une grande défiance et sévérité à l’égard de toute nouveauté, le rendant ainsi responsable de la sévérité du Saint-Office (où il fut longtemps qualificateur, puis consulteur à partir de 1955) face au courant de la Nouvelle Théologie (où allaient s’illustrer les P. de Lubac et Daniélou), ou encore en ce qui concerne les démêlés du Saulchoir de Paris (il s’agit cette fois des P. Chenu et Congar) avec Rome, dans les années 1950. De fait, Garrigou, dans ce contexte lourd de conséquences, ne cherche nullement à épargner les théologiens qu’il juge déviants : il s’attaque sans faiblesse à l’erreur. Mais on ne trouve chez lui nul acharnement, nulle méchanceté à l’endroit des personnes ; en tout cas, jamais rien de personnel.
Il reste que l’influence qui fut la sienne à Rome dans les années antéconciliaires lui valut la réputation d’un redoutable censeur et explique pour une bonne part le désaveu jeté depuis sur son œuvre entière. Ce fut une véritable damnatio memoriae, qui dure encore, avec cependant une exception récente : le regain d’intérêt actuel pour l’œuvre du P. Garrigou-Lagrange chez une poignée de dominicains anglo-saxons !
Un professeur dévoué et apprécié
Mais avant d’être ce que ses adversaires déclarés en ont fait (le « garde-chiourme » de la théologie traditionnelle, affublée par eux du nom de « néo-scolastique », au sens où l’on a parlé de l’art néogothique, i.e. sorte de transfusion artificielle de la scolastique, jugée elle-même déjà décadente …), Garrigou-Lagrange fût un maître, un enseignant admiré et longtemps prestigieux, professeur dans l’âme : à l’un de ses amis, il écrivait : « quand je n’enseignerai plus, je mourrai ».
Il donnait son cours de théologie, chaque jour, dans la grande aula à gradins du collège Angélique. Un de ses anciens élèves raconte, se rappelant du De Eucharistia enseigné cette année-là : « C’était magistral. Il y eut des heures d’intensité merveilleuse quand, interrompant son exposé didactique, il prolongeait son commentaire en des perspectives de vie spirituelle. Ce n’était plus le professeur, c’était le contemplatif qui vivait la réalité devant ses élèves. » (P. Emonet, o. p.)
Un puissant esprit de synthèse
Autre caractéristique de son enseignement : un puissant esprit de synthèse. Il était « plus préoccupé de vues d’ensemble et de synthèse que d’érudition historique ». Cet esprit synthétique était servi par une rare et pénétrante intelligence des grands principes qui régissent l’ordre naturel et l’ordre surnaturel : primauté de l’être sur le non-être, réciprocité des causes, principes d’identité, de raison d’être et de finalité, distinction réelle de l’essence et de l’esse, etc. Il savait mieux que quiconque ramener ses étudiants à ces vérités premières à partir desquelles tout s’unit et se met en ordre. Citons le P. Gagnebet, o. p. : « Sa grande préoccupation fut toujours d’expliquer les principes et de rattacher à ces principes suprêmes toutes les conclusions, afin de se rapprocher de plus en plus de la connaissance divine, dont la théologie est une participation : quaedam impressio divinae scientiae ». Ses contradicteurs ont taxé sa théologie de n’être qu’un pur rationalisme, où l’on partirait de principes a priori et desquels seraient tiré, par déduction, toute vérité subséquente. C’est mal connaître sa pensée foncièrement ancrée dans le réel ; c’est surtout ne l’avoir pas beaucoup lu…
Un religieux exemplaire
Pourtant, cantonner le cher Père au monde universitaire serait très insuffisant. Il fut avant tout un religieux exemplaire, « le premier au chœur », « là, disait-il, viennent mes idées les plus lumineuses. » Un de ses frères dominicains, résidant à l’Angélique pendant plusieurs années, témoigne : « Quand on arrivait à l’église, il était déjà là, dans sa stalle, debout, appuyé au mur, méditatif, concentré, grave et parfois comme lumineux. Il avait une voix chevrotante, un latin plein de réminiscences françaises. Son oraison, il la faisait toujours à genoux, le visage enfoui dans ses mains. Il était immobile. » À Noël, on le voyait faire de longues stations à genoux devant la Crèche.
Il y a dans la physionomie spirituelle du P. Garrigou-Lagrange quelque chose qui relève de l’innocence et de la simplicité. Devant Dieu, c’était un enfant. Un de ses amis écrivait de lui que c’était un homme « mortifié, d’une piété simple, et d’une obéissance d’enfant ». Chez lui, nulle arrogance, nulle attitude supérieure, rien d’ostentatoire. « Il ne demandait jamais rien » (Lavaud) : en particulier, il eut pu réclamer du temps libre pour vaquer à la composition de ses articles, de ses livres. Il ne le fit jamais… Même les dispenses que l’Ordre accorde ordinairement aux maîtres en théologie, il refusait d’en profiter. Il voulait n’être qu’un frère parmi ses frères.[1]Le jour de ses 80 ans, un de ses frères en religion, après avoir fait l’éloge de son parcours à l’Angélique, ajouta : ‘Comme religieux, sa vie a toujours été un exemple … Continue reading
Frère Prêcheur, le P. Garrigou donnait souvent le sermon dans des églises de Rome, il confessait beaucoup, était enfin un directeur d’âmes recherché, ce qui fut l’occasion d’une considérable correspondance.
Et puis, il y avait ses pauvres ! Il prenait très au sérieux les paroles du Seigneur (« j’avais faim, et tu ne m’as donné à manger ; j’avais froid, j’étais nu et tu ne m’as pas vêtu ») se dépensait sans compter pour « ses pauvres ». Sur son bureau, une boîte en carton comportait ces simples mots : « Pour mes pauvres ».
Le P. Emonet, o. p., l’un de ses élèves, pouvait ainsi conclure :
Le P. Clérissac voyait dans la vocation dominicaine une triple grâce : celle du contemplatif, du docteur, et de l’apôtre. Qui a vu vivre le P. Garrigou-Lagrange peut affirmer que la grâce dominicaine a abondé en lui. Il fut un vrai fils de saint Dominique et un disciple génial de saint Thomas d’Aquin.
Références[+]
↑1 | Le jour de ses 80 ans, un de ses frères en religion, après avoir fait l’éloge de son parcours à l’Angélique, ajouta : ‘Comme religieux, sa vie a toujours été un exemple extraordinaire : obéissant comme un enfant, extrêmement simple dans son genre de vie, sans jamais prétendre à un traitement particulier, au plus haut point économe de son temps, assidu à tous les actes de la vie en commun, et principalement à ceux de la vie au chœur, plein de charité envers ses confrères, envers les pauvres et les affligés, toujours prêt à confesser et à diriger les âmes en dépit de ses occupations de professeur.’ |
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