Itinéraire biographique et littéraire d’une grande figure de la théologie thomiste traditionnelle
Un gersois à l’accent rocailleux enseignant en chaire dans une prestigieuse université romaine, figure trop méconnue du grand mouvement spirituel et thomiste français au XXe siècle : le Père Garrigou-Lagrange
Retrouvez ici la suite de la présentation du P. Garrigou-Lagrange par l’abbé Renard.
Jeunesse gersoise et études
Gontran Garrigou-Lagrange, qui prit le nom religieux de Réginald, est né le 21 février 1877 à Auch, dans une famille catholique du Gers. Il en garda toute sa vie un fort accent gascon, un roulement des « R » qui, lorsqu’il enseignait en latin, le rendait attachant à ses étudiants.
Étudiant en médecine à Bordeaux, ses convictions religieuses faiblissent mais sont vite ranimées par la lecture de L’Homme d’Ernest Hello : il y trouve la note d’absolu qui caractérise le vrai. L’illumination se poursuite avec la découverte de saint Jean de La Croix dont il s’efforcera toujours par la suite de souligner la parenté d’esprit avec saint Thomas.
Entrée en religion et formation
À 20 ans, la vive conscience de « la vérité absolue de la foi catholique » le décide à entrer dans l’ordre de saint Dominique, d’abord à Flavigny (actuelle « maison Lacordaire »), puis à Gand (en Belgique), où se replie le noviciat de la province de France au tournant du siècle. Il y est ordonné prêtre en 1902.
Le P. Gardeil, maître de renom, discerne son « exceptionnelle valeur » et envoie Fr. Réginald poursuivre ses études, comme jeune prêtre, à La Sorbonne. En faculté de Lettres il obtient une licence en philosophie (1904-1906), suivant, entre autres, les cours de Bergson, et croisant le jeune Maritain, alors bien loin de la pensée thomiste.
Le début d’une longue carrière d’enseignement
En 1905, à 28 ans, le voilà de retour en Belgique, cette fois au Saulchoir où vient d’être transféré le studium, comme professeur de philosophie puis de dogme. En 1909, le maître général, le bienheureux P. Hyacinthe Cormier, le nomme au collège Angelicum qui vient d’ouvrir ses portes à Rome. Il s’y révèle un jeune professeur « passionné, véhément à l’extrême ». « Il avait une grande allure, un fier port de tête, une belle voix. On ne pouvait pas ne pas être frappé de sa maîtrise ». On reconnaît sans peine le portait bien connu qui orne la plupart des rééditions récentes de ses livres (cf. éditions Nuntiavit[1]https://www.nuntiavit.org/livres.html).
Une œuvre s’esquisse
Après son œuvre de jeunesse, le De Revelatione (cours de théologie fondamentale et d’apologétique) il publie dans le domaine philosophique Le sens commun[2]https://www.nuntiavit.org/detail-27.html et Dieu, son existence et sa nature (d’après le P. Chenu, en 1937, c’est « le succès le plus significatif de la littérature théologique » du moment).
Il collabore aussi régulièrement à la revue La Vie spirituelle, ses articles rassemblés donneront lieu à la publication de plusieurs ouvrages, spécialement Les trois âges de la vie spirituelle : il y reprend de manière synthétique et plus accessible de nombreuses questions de théologie mystique, qui avaient été l’objet de controverses avec les théologiens jésuites de son temps. On a ainsi dit du P. Garrigou qu’il avait été un pionnier, rappelant que tous les chrétiens, et non seulement quelques âmes favorisées, sont réellement appelés à devenir des saints. Il y suit saint Jean de la Croix pour caractériser les étapes qui doivent conduire l’âme généreuse, depuis les premières purifications, nécessaires en raison de notre nature déchue, jusqu’aux sommets de la vie d’union à Dieu. Sa doctrine mariale doit beaucoup à saint Louis-Marie Grignion de Montfort, tandis que le mystère de la sainte Providence l’avait conduit à donner une large place dans sa synthèse à la doctrine de l’abandon, reprenant de nombreuses vues du P. de Caussade.
Professeur et auteur
Dans les années 1940-1950, il publie son grand commentaire de la Somme de Théologie, fruit de son enseignement quotidien à l’Angelicum (De Deo Uno, De Deo Trino et Creatore, De Beatitudine, De Virtutibus theologicis, De Gratia, De Christo Salvatore, De Eucharistia). C’est un cours magistral selon la méthode traditionnelle ; le texte de saint Thomas, article après article, y est résumé, expliqué, éclairé par d’autres textes tirés de l’Aquinate. La doctrine de saint Thomas y est claire et solide, ramenée aux grands principes, sans être banalement vulgarisée, et surtout dépouillée de tout particularisme.
Parallèlement, il s’efforce de mettre à la portée du plus grand nombre des fidèles les mystères de notre foi : il publie ainsi successivement La providence et la confiance en Dieu – Bergson lui écrivit combien ce livre l’avait ému, La prédestination des saints et la grâce, Le Christ et son amour pour nous, La mère du Sauveur et notre vie intérieure, et bien sûr La Synthèse thomiste. C’est l’un des traits qui le caractérisent : l’apostolat par le vrai, condition sine qua non du salut offert à tous.
Une pensée unifiée par le regard contemplatif
Les liens entre philosophie, théologie et mystique sont exposés dans un livre chaudement applaudi à sa publication : Le sens du mystère et le clair-obscur intellectuel. On y reconnaît « les trois sagesses » (sagesse métaphysique, sagesse théologique, sagesse mystique) dont il s’efforce sans cesse de montrer les relations intimes, et à quel point la lumière de l’être, telle que la raison le peut découvrir, est précieuse pour avancer en théologie ; cette dernière introduisant l’âme, par la contemplation des mystères qu’elle permet, jusqu’aux plus hauts sommets de la vie mystique. Car ce qui anime chaque page de son œuvre, « c’est la préoccupation constante du retentissement qu’a la théologie sur la vie spirituelle » (P. M.-J. Nicolas, o. p.).
Sa pensée profondément unifiée se reflétait constamment dans sa vie. On a pu dire de lui : « Il aura été donné à peu de dominicains de vivre, à cette profondeur, les trois Sagesses dont parle la Somme. (…) N’est-il pas significatif que le P. Garrigou enseignât de front ces trois savoirs ? (…) Ce n’était pas chez lui une coïncidence. Cela répondait chez lui à un besoin profond. Cette synthèse le faisait vivre. » (P. Emonet, o. p.)
Un théologien dans son époque
À l’époque des contestations et remises en cause à la mode (de la fin de la guerre à l’ouverture du Concile), il s’insurge contre le mépris de plus en plus répandu pour la scolastique et contre la « Nouvelle théologie » qui a alors le vent en poupe (il y voit le point de départ de nombreuses confusions, de tragiques abandons doctrinaux). Il rédige alors (1946) son fameux article : La nouvelle théologie, où va-t-elle ?[3]Article publié en décembre 1946 dans la revue Angelicum, n°23, 3/4, pp. 126-145, consultable ici[https://www.jstor.org/stable/44622585] Il s’inquiétait en effet – à raison – de voir « l’actualité » devenir critère de vérité, ou encore la remise en cause des formules dogmatiques… Ces pages lui valurent de nombreux ennemis, des attaques personnelles, des insultes. Il y répondit sans (trop) laisser parler la passion, avec une vraie humilité, une vraie noblesse !
Parallèlement, il comprend la nécessité d’avoir un clergé bien formé tout autant que fervent ; d’où la publication en 1956 de ce livre solide entre tous : L’union du prêtre avec le Christ, prêtre et victime[4]https://www.nuntiavit.org/detail-29.html. Garrigou y expose « de manière très traditionnelle la spiritualité sacerdotale, mettant en garde contre les périls actuels, d’autant plus graves que l’on se refuse souvent à les reconnaître comme tels. Pour lui, la perception des exigences de notre temps ne doit pas faire méconnaître les exigences de toujours. » (P. Lavaud o. p.).
Fils très obéissant de l’Église, Pie XII lui-même le soulignait dans la lettre qu’il lui écrivait le 31 janvier 1957, à l’occasion de son anniversaire : « Nous avons eu la preuve du talent et du zèle avec lesquels vous avez, par la parole et l’écrit, défendu et sauvegardé l’intégrité du dogme chrétien ».
Ultimes combats du vieux lutteur
À la fin de l’année 1959/début 1960, ses forces le trahissent : il ne peut physiquement plus tenir, et doit se résoudre à quitter sa charge d’enseignement. Reçu au couvent de Sainte-Sabine il y connaît la grande épreuve de sa vie : frappé là où Dieu le voulait, précisément dans ce qui faisait sa notoriété – ses forces intellectuelles. N’avait-il pas écrit : « L’infirmité vient accabler l’homme dans ce qui faisait sa gloire » ? Il perd ainsi peu à peu sa lucidité, demeurant hébété, comme il l’avait dit un jour en laissant couler de grosses larmes, citant le psaume : « mes dernières années seront terribles : Seigneur, je serai devant vous comme une bête de somme, comme une brute (ut jumentum factus sum apud te) ; c’est dur, mais si vous le voulez ». Dans cette longue déchéance, il reste fidèle à son rosaire. C’est sa dernière prière, son ultime fidélité.
Et puis, il ne put même plus dire son chapelet, il ne discernait plus le Saint Sacrement, il ne reconnaissait plus ses amis qui venaient le voir… Et dans cet état, on l’entendit dire encore : « Il m’est bon d’être ainsi, puisque Dieu le veut. Sur terre, une seule chose est nécessaire : aimer Dieu ; et dans mon état, je peux encore l’aimer » Et une autre fois : « Je ne suis plus qu’une ruine, mais il vaut mieux que je sois tel que le Bon Dieu me veut, que tel que je voudrais être ». Admis dans une communauté de religieuses hospitalières, il rend son âme à Dieu le 15 février 1964, âgé de 86 ans, au terme d’une longue vie bien remplie.