« La raison est pro-vie » : il n’est pas irrationnel d’être contre l’avortement ; il est en revanche irrationnel de refuser tout débat sur le sujet et de renoncer à poser sur ce phénomène un regard de raison. Dans « La raison est pro-vie », Matthieu Lavagna présente un ouvrage dépassionné mais passionnant qui donne les éléments et les termes pour un débat en vérité, constructif et respectueux, sur un sujet qu’il considère comme incontournable. Nous l’interrogeons aujourd’hui sur le fameux « argument du violoniste ».
Claves : Cher Matthieu, dans votre ouvrage, après avoir établi avec une forte certitude que le fœtus est bien un être humain, méritant en tant que tel le droit à la vie, vous abordez l’un des arguments les plus forts des pro-avortement, « l’argument du violoniste » : pouvez-vous nous en dire plus ?
Matthieu Lavagna : Il s’agit en effet d’un argument que l’on retrouve souvent, et qui prétend à une certaine efficacité, car il ne s’agit pas cette fois de nier au fœtus le statut d’être humain, ni même celui de personne. Avec l’argument du violoniste, on entend défendre la légalité de l’avortement, alors même que le fœtus serait une personne.
C : D’où vient cet argument ?
ML : Jusque là, le débat avait porté essentiellement sur la première prémisse du raisonnement pro-vie : le fœtus est une personne humaine innocente (a minima un être humain innocent), donc il a droit à la vie, il est immoral de le tuer intentionnellement.
En 1971, Judith Jarvis Thomson a révolutionné le débat en niant une autre prémisse : selon elle, même si le fœtus avait le même statut moral qu’une personne adulte[1]Et c’était bien sa conviction, comme elle l’exprimera quelques années plus tard., l’IVG serait moralement acceptable. Comment justifie-t-elle cela ? En affirmant que le droit à la vie n’implique pas celui d’être maintenu en vie en faisant usage du corps de quelqu’un d’autre.
C : Où est le violoniste dans cette affaire ?
ML : Pour illustrer son idée, Thomson a utilisé trois analogies, dont la plus connue est en effet celle du violoniste. Elle imagine le scénario suivant : vous vous réveillez un matin, allongé dos à dos avec un violoniste inconscient et mondialement célèbre, auquel on a diagnostiqué une maladie rénale. La Société des Amis de la Musique, exploitant toutes les données disponibles, a découvert que vous étiez la seule personne à posséder le type sanguin susceptible de le sauver. Elle vous a donc kidnappé pour relier le système de drainage du violoniste au votre, de sorte que vos reins sont mutualisés pour extraire les poisons du sang du musicien. Maintenant que l’opération a été réalisée, le directeur de l’hôpital, malgré vos plaintes, refuse de débrancher le violoniste, ce qui reviendrait à le tuer. Durée totale prévisible de la thérapie ? 9 mois…
La thèse de Thomson est que dans ce cas, vous ne violez pas le droit du violoniste à la vie en le débranchant, mais vous le privez seulement de quelque chose auquel il n’a en soi aucun droit – l’utilisation de votre corps -, même si vous pouvez aussi décider de faire acte de charité en le laissant vivre.
Et ainsi, une mère peut convenablement faire perdurer pendant 9 mois sa grossesse, mais selon Judith Thomson, elle n’en n’a pas d’obligation morale.
C : On est gêné par l’analogie… Que répondre ?
ML : On voit bien que Thomson rapproche le don d’organe – qui est louable et charitable, mais jamais obligatoire – du « don » de l’utérus à son enfant. Pour elle, le droit du fœtus à la vie n’inclut pas celui d’utiliser pour cela l’utérus de sa mère.
En précisant ainsi les choses, on sent que l’analogie repose sur un rapprochement indu : on décrit la grossesse comme un asservissement, toujours subi, jamais choisi, source pour la mère de nombreux désagréments.
Replaçons les choses en perspective : la grossesse n’est pas la seule situation où un membre de la société doit subir un sacrifice de soi de grande ampleur pour le bien d’autrui. En outre, dans la majorité des cas, la femme est en partie responsable de sa grossesse (toutes les fois où elle s’est librement engagée dans l’acte sexuel). Il faut même dire que la vision de la grossesse que véhicule cette analogie est largement dégradée et totalement irrecevable, gravement irrespectueuse envers tous les couples atteints par l’infécondité…
Ajoutons encore que l’enfant n’envahit pas le corps de sa mère : il ne choisit pas d’y entrer, évidemment, mais il s’y trouve dans son lieu naturel. L’utérus est le lieu propre du fœtus : cet organe n’a pas d’autre nature et justification que de permettre sa nidation et son développement. Dans le cas du violoniste, l’acte médical supposément pratiqué n’est pas naturel : nos reins ne sont pas faits pour purifier le sang de quelqu’un d’autre ! Dans le cas de la grossesse au contraire, l’utérus a pour fonction évidente de maintenir en vie un bébé avant sa naissance, il est le seul organe spécifiquement destiné à « autrui », conçu pour la survie d’une autre personne. C’est sa finalité ordinaire, dont l’usage ne peut être vu comme une violence.
C : Que reste-t-il alors de l’argument du violoniste ?
ML : Cette analogie doit donc être profondément modifiée, évidemment. D’abord en vertu du principe de responsabilité, aux termes duquel ceux qui s’engagent envers une personne qui devient dépendante d’eux-mêmes doivent assumer cette dépendance en en prenant soin. Il faut corriger l’analogie : on n’est plus amené contre son gré dans cette opération médicale, mais par son propre choix, comme si l’on avait volontairement adhéré à la Société des Amis de la Musique, et signé une charte comprenant la possibilité d’avoir un jour à donner ses organes pour la survie d’un artiste… Nous devrions alors en assumer les conséquences, si cette éventualité devait un jour devenir réalité. Ce principe de responsabilité parentale demeure d’ailleurs au-delà de la naissance, et la société peut légitimement s’en prendre à des parents qui n’assureraient pas les besoins vitaux de leur progéniture : nourriture, santé, éducation…
En outre, et ce n’est pas un détail, il ne s’agit pas ici de laisser mourir quelqu’un – de laisser la nature suivre son cours – mais de le tuer, par un acte volontaire et délibéré, comme le montrent bien les méthodes utilisées pour l’avortement, que je décris dans l’ouvrage. Dans un cas la mort est anticipée, mais non voulue, dans l’autre elle est intentionnelle (on dit même – si le bébé survit – que l’avortement « a échoué »).
C : En conclusion ?
ML : Vous le voyez bien, l’argument du violoniste échoue à justifier la légalisation de l’avortement, même en considérant le fœtus comme une personne. En effet l’analogie ne joue pas : elle s’écarte, d’au moins 5 différences écrasantes, par rapport au cas de la grossesse. En fait, en dépit de ses dires : Thomson ne montre aucunement qu’il est moralement permis – dans certains cas – de tuer intentionnellement une personne humaine (un être humain) innocente… On comprend dès lors pourquoi cet argument ne fait pas l’unanimité, même parmi les défenseurs de l’avortement !