Celui qui assiste pour la première fois à la messe ancienne ne peut manquer d’être frappé par le grand nombre et la précision des gestes et attitudes du prêtre et de l’assemblée ; d’où viennent ces rites, et quelle est leur signification profonde ?
Extrait d’un article du P. A. Molien, de l’Oratoire, « Aperçu général des cérémonies du culte », paru dans La Vie Spirituelle 49 (octobre 1923), pp. 30-44.
Le rite : geste pratique ou attitude symbolique ?
Savoir si le symbole a été la cause de telle cérémonie ou si le fait historique a précédé n’est pas chose facile, d’autant qu’il ne faut pas prétendre tout expliquer. Innocent III le disait déjà au XIIIe siècle : « Nous ne pouvons pas toujours donner la raison de tout ce qu’on introduit dans les rites sacrés, je crois cependant que dans ces rites sont cachés de profonds mystères. » Le Moyen-Âge s’est souvent écarté d’une règle si sage. Les auteurs modernes en sont mieux persuadés ; très savants, infatigables chercheurs, ils se résignent à ignorer quelque chose, et grâce à cette modestie ils font des découvertes vraiment inattendues. Avec eux, il faut arriver à ces conclusions :
1. Des gestes pratiques
Il y a des cérémonies qui n’ont d’autre cause que la nécessité, la convenance ou l’utilité. On transporte le missel du côté de l’évangile à l’offertoire parce qu’autrefois il gênait pour déposer les offrandes. Les explications mystiques données par les auteurs ne sont pas fondées.
2. Qui prennent souvent un sens mystique
D’autres, et ce sont les plus nombreuses, ont commencé pour une raison de nécessité ou de convenance et ont pris un sens mystique, en ce sens que le symbole est venu idéaliser un rite d’utilité pratique, y surajouter une valeur d’enseignement et de prière. Il est très sage de l’admettre, surtout lorsque l’Église l’accepte officiellement. Ainsi le cordon est pris pour serrer l’aube la ceinture, l’Église le propose comme un symbole de chasteté ; le prêtre se lave les mains après avoir touché les offrandes, cela lui rappelle qu’il doit purifier son âme, etc.
3. Des attitudes profondément symboliques
Quelques-unes, rarement cependant, ont été instituées tout exprès pour rendre une pensée ; les premiers chrétiens, souvent païens convertis, autrefois adorateurs des idoles, avaient besoin qu’on élevât souvent leurs désirs, on tâchait de leur rappeler par tous les moyens l’idée de détachement de ce monde. Nous savons par saint Ambroise qu’on fait tourner le catéchumène au moment de son baptême vers l’Occident pour qu’il renonce à Satan, une fois baptisé il se tournait vers l’Orient pour adhérer à Jésus-Christ, le néophyte portait une robe blanche, symbole de la pureté qu’il devait garder, le prêtre met la main sur les offrandes à Hanc igitur pour désigner la victime comme faisait le prêtre de l’ancienne loi, les cérémonies solennelles qui accompagnent la lecture de l’Évangile doivent en inspirer le respect…
Naissance d’un geste : exemple
Quelquefois une circonstance fortuite, la négation d’une vérité, font naître une cérémonie. Les ariens prennent prétexte de ce que l’oraison est adressée au Père par le Fils, Per Christum Dominum nostrum, pour nier la divinité du Christ : aussitôt apparaît la seconde conclusion, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Les erreurs pélagiennes amènent un continuel appel au secours divin, et le verset Deus adjutorium se multiplie. On éprouve le besoin d’occuper les fidèles pendant qu’on entre, qu’on recueille les offrandes, que l’on communie : on chante l’Introït, l’Offertoire, la Communion. Parfois la cause qui a introduit le rite a disparu, le rite demeure : il n’y a plus lieu de soulever la chasuble pour aider le pontife depuis qu’elle est échancrée, on continue de le faire par respect ou par habitude. Il est intéressant de voir le symbole en train de se former sur un fait tout naturel. Ainsi il faut couvrir le calice pour empêcher que rien n’y tombe. Le Micrologue (I ,7) nous dit, sans s’apercevoir de sa naïveté : « Jusqu’ici on couvrait le calice par précaution, maintenant c’est davantage par mystère qu’on le fait[1]Le Micrologue, P. L., t. CLI, col. g88, est un ouvrage écrit au XIe siècle, sans doute à l’époque du pontificat de saint Grégoire VII (1073-1085). Il contient une description très exacte … Continue reading. » La raison pour laquelle on couvre le calice est toujours la même, l’auteur du Micrologue n’y peut rien.
Sagesse et discernement de l’Église, pour émonder le bourgeonnement de l’arbre liturgique
Cet exemple suffit entre mille autres pour montrer qu’on a supprimé beaucoup dans ces inventions des âges précédents. L’Église romaine, maîtresse de vérité, maîtresse de dignité, de discrétion, de gravité, n’a jamais admis officiellement que quelques-unes de ces explications ; quand elle a adopté un usage gallican ou autre, elle a supprimé tout excès, excès de splendeur, excès de vulgarité, en tout elle a gardé une saine mesure. Il ne reste plus qu’un magnifique édifice, grandiose dans sa simplicité, dans lequel la piété des fidèles peut s’abriter et grandir. Il est curieux de comparer la scène du jugement dernier directement empruntée à l’Évangile, que les artistes byzantins ont composée en mosaïque dans le tombeau de Galla Placidia à Ravenne, avec les représentations monumentales que le Moyen-Âge en a faites au portail de ses cathédrales. À Ravenne au Ve siècle, le Christ est représenté en petit berger séparant les brebis et les boucs ; dans nos cathédrales c’est un roi puissant qui exerce rigoureuse justice ; au fond c’est toujours la même scène, seulement, entre le Ve et le XIIIe siècle, l’Église dans la personne de ses évêques a figuré aux cérémonies de la cour d’Orient et d’Occident, elle a donné ses édifices plus d’ampleur, plus de solennité à son culte, dans tout ce développement merveilleux, elle reste fidèle son origine, elle honore toujours le même Dieu fait homme, né dans une étable et mort sur une croix, qui a voulu une salle grande, bien ornée pour y instituer la sainte eucharistie. Puissions-nous comprendre comme il convient les gestes qu’elle nous fait faire, les attitudes qu’elle nous fait prendre, les formules qu’elle nous fait réciter : « O Dieu, qui par un ordre merveilleux de votre providence, avez voulu vous servir des choses même insensibles pour exprimer l’admirable économie de notre salut, éclairez les cœurs fidèles de vos serviteurs et faites qu’ils comprennent à leur avantage le mystère représenté dans l’action de ce peuple[2]Oraison du dimanche des Rameaux à la bénédiction des palmes. Tout a été dit sur le respect, la piété avec lesquels on doit accomplir les cérémonies, y assister. Rappelons seulement à ce … Continue reading… »
Références[+]
↑1 | Le Micrologue, P. L., t. CLI, col. g88, est un ouvrage écrit au XIe siècle, sans doute à l’époque du pontificat de saint Grégoire VII (1073-1085). Il contient une description très exacte de la liturgie romaine à son époque et dans la période précédente. L’auteur, qui paraît avoir connu particulièrement le grand Pape, note le soin avec lequel celui-ci, « élevé dès sa jeunesse à Rome, a étudié les usages et les traditions liturgiques de l’Église romaine ». Ces usages sont l’objet des travaux du Micrologue, et il les donne comme types. On l’a attribué quelquefois à Yves de Chartres († 1116). D. Morin paraît avoir indiqué le véritable auteur, l’historien Bernold de Constance, le meilleur liturgiste de cette époque et peut-être du Moyen-Âge, qui l’écrivit, semble-t-il, sans le destiner à la publicité, pour ses frères en religion moins instruits. Il a une grande dévotion pour l’Église romaine. « Certes, dit-il, nous devons cette pure obéissance à tous nos pères spirituels, mais bien plus encore au Siège apostolique qui est la tête et la source de toute la religion chrétienne » (Micr., XXV). — « C’est d’elle que nous devons apprendre ce que nous avons à faire, elle dont nous avons reçu la forme de toute la religion chrétienne » (Micr., LIV). Voir Dict. d’Archéol. et Lit., au mot Bernold de Constance, t. col. 817, et les articles de D. Morin dans la Revue bénédictine, année 1891. |
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↑2 | Oraison du dimanche des Rameaux à la bénédiction des palmes. Tout a été dit sur le respect, la piété avec lesquels on doit accomplir les cérémonies, y assister. Rappelons seulement à ce sujet quelques usages du temps passé : « Certaines églises cathédrales et collégiales ont voulu autrefois que le prêtre qui devait officier pendant la semaine la passât entièrement en retraite. Tout le chœur le conduisait en procession le samedi soir dans un appartement particulier d’où il ne sortait que pour la messe et les autres offices. On avait même, en quelques endroits, engagé le diacre et le sous-diacre au même recueillement. Au XVIIIe siècle, il ne restait plus que quelques vestiges de ces pratiques si édifiantes. À l’abbaye de Saint-Claude, le semainier ne sortait point du cloître et gardait l’abstinence complète de viande tout comme durant le carême ; chez les chartreux, il ajoutait à ces pratiques celle de réciter la Passion de Jésus-Christ ; à Paris il le faisait en étole auprès de l’autel avant de commencer la messe. Les statuts de l’église Saint-Etienne de Sens exigeaient de l’hebdomadier la retraite complète, car, disaient-ils, il est médiateur entre Dieu et le peuple » (Quest. lit., t. Il, p. 113, Voyages liturgiques en France par le sieur de Moléon, p. 173-174). Sur la participation effective des fidèles aux saints offices, citons seulement ce que saint Augustin écrivait vers l’an 400 : « Le seul temps où les frères réunis dans l’église ne doivent point chanter est quand on lit, quand on prêche, quand l’évêque prie à haute voix, ou que le diacre annonce la prière commune. Dans les autres instants, je ne vois pas ce que les chrétiens peuvent faire de plus utile, de plus saint que de chanter les psaumes. » (Lettre à Januarius, LV, 34.) |