La question mérite d’être posée : elle revient à l’occasion de la lecture de nombreux passages des saints évangiles, depuis la « fugue » et le recouvrement de Jésus à Jérusalem jusqu’à l’agonie à Gethsémani et aux derniers mots sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus savait-il qu’il était Dieu ? Depuis quand et par quel mode ? Apportons quelques réponses théologiques et scripturaires appuyées sur la tradition de l’Eglise. Deuxième partie : les réponses tirées de la Bible.
Jésus savait-il qu’il était Dieu ? Dans l’Ecriture Sainte
Du côté de l’Ecriture sainte, un grand nombre d’exégètes modernes tendent à poser une alternative entre deux visages (incompatibles) du Sauveur : un Jésus-homme qui demande à son père « que cette coupe passe loin de moi » (Mt 26, 39) et un Christ-Dieu qui savait dès le jardin des Oliviers « tout ce qui allait lui arriver » (Jn 18, 4). L’écueil principal de cette démarche se présente dès l’abord : sous influence du rationalisme contemporain, elle exclut à priori la divinité et le mystère de Jésus de Nazareth, d’emblée présenté comme un mythe.
Or, si l’on revient à la lettre du Nouveau Testament, qu’entendaient les évangélistes ? Pour eux, Jésus voyait-il dès ici-bas Dieu, comme le voient les bienheureux dans la vie éternelle[1]On s’inspire ici largement d’un excellent chapitre du livre du père François Dreyfus, Jésus savait-il qu’il était Dieu, Paris, Cerf, 1987, 4è ed., pp. 113-26. ?
Le témoignage clair de saint Jean
Dans l’évangile de saint Jean, le témoignage est positif et clair : Jésus jouit pleinement de la connaissance du Père. Il le manifeste en se présentant comme « celui qui vient de Dieu, » ajoutant que « celui-là à vu le Père » (Jn 6, 46). Dans le Prologue, saint Jean ajoute, désignant encore le Verbe incarné, que « Dieu, Personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui l’a révélé » (Jn 1, 18). « Je dis ce que j’ai vu et entendu auprès du Père » (Jn 8, 38) dit Jésus lors des débats avec les Pharisiens. Et lorsqu’on l’accuse de s’opposer à Dieu et à ses commandements (après avoir guéri un paralytique le jour du Sabbat) : « Le Fils unique qui est dans le sein du Père, » « ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu’il voit faire au Père » (Jn 5, 19).
En deux lieux, le témoignage de saint Jean est plus clair encore. Dans le prologue d’abord : « Dieu personne de l’a jamais vu, le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, nous l’a fait connaître » (Jn 1, 18) puis dans le dialogue avec Nicodème : « nous parlons de ce que nous savons et nous attestons ce que nous avons vu » (Jn 3, 11).
L’évangéliste rapporte ces paroles comme des événements historiques, montrant que Jésus prétendait bien jouir de la connaissance du Père, qu’il avait de toute éternité avant son Incarnation, et dont il jouissait encore comme fils de Marie. Cette connaissance que Jésus a du Père apparaît bien comme celle d’une intelligence humaine, mais elle ne relève ni une connaissance rationnelle (déductive), ni d’une connaissance prophétique, ni de la connaissance obscure de la foi. Il s’agit bien de celle, lumineuse, du Ciel.
Dans le reste du Nouveau Testament
Dans les autres livres du Nouveau Testament, le témoignage au sujet de la vision béatifique de l’âme du Christ se trouve d’abord dans la bouche des opposants à Jésus, depuis les démons qu’il expulse jusqu’aux pharisiens et prêtres qui le condamnent : “je sais qui tu es, le Saint de Dieu » (Lc 4, 31) ; « étant homme, tu te fais Dieu » (Jn 10, 33) ; « et le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu ? » Jésus lui répondit : « Tu l’as dit ; de plus, je vous le dis, dès ce jour vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel. » Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : « Il a blasphémé, qu’avons-nous encore besoin de témoins ? » (Mt 26, 62).
Mais on trouve aussi chez les synoptiques un témoignage formel du Christ à ce sujet[2]Dans son livre, le RP. Dreyfus étudie surtout saint Jean, et considère que le reste du témoignage du Nouveau Testament est plutôt « négatif » (en creux). Nous nous appuyons ici sur … Continue reading. On peut étudier sous cet angle le magnifique « hymne de jubilation de Jésus »[3]en Mt 11, 27 : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux petits. Oui, Père, je vous … Continue reading. Ce passage qui peut être éclairé par plusieurs références à l’Ancien Testament[4]Plusieurs auteurs le rapprochent d’un célèbre passage du prophète Daniel (Dn 7, 14) relatif au « fils de l’homme » (unique annonce de ce terme dans l’Ancien Testament). Le thème … Continue reading montre que le Père et le Fils se connaissent l’un l’autre d’une connaissance égale et réciproque, fondée sur une unité de nature, et se présentent comme un mystère insondable, inaccessible à la connaissance humaine ordinaire, mais qui sera révélé à travers l’Incarnation. Le verbe « connaître » utilisé au présent manifeste que cette connaissance que le Fils a de son Père n’est pas interrompue par sa venue au monde. C’est d’ailleurs ce que le Père lui-même va venir confirmer lors du baptême ou de la Transfiguration.
Parmi les autres indices présents dans le Nouveau Testament, notons qu’il n’est jamais question pour Jésus de la vertu de foi. En effet pour saint Paul, la foi, opposée à la « claire vision », caractérise celui qui « vit en exil loin du Seigneur » (2Co 5, 6-7).
Comment dès lors concevoir sa connaissance divine ? Conformément à la thèse classique en théologie, cette vision béatifiante du Ciel est purement intuitive et incommunicable. Et pourtant elle est ce que Jésus veut communiquer à ses disciples. Comme un artiste de génie, poussé par le dynamisme d’une intuition créatrice, il crée une oeuvre qui sera un reflet de sa perception intérieure.
L’image du génie artistique[5]que nous empruntons encore au RP. François Dreyfus, loc cit. permet de représenter la dualité de l’intelligence humaine du Sauveur : d’un côté elle fonctionne comme la nôtre, sans les blessures et faiblesses, de l’autre il voit Dieu de manière ineffable, incommunicable, et ce qu’il enseignera aux hommes ne sera qu’un pâle reflet de cette splendeur inexprimable. Le génie demeure cependant un homme semblable aux autres : Jésus est tel, semblable à ses frères à l’exception du péché (He 2, 17).
Les objections tirées des évangiles de la vie publique de Jésus
Après avoir discuté des indices positifs de la pleine connaissance divine et humaine de Jésus, comprenant la vision béatifique dont jouissait son âme humaine, venons-en aux objections que certains tirent des évangiles, souvent à partir de passages où le Christ semble montrer une certaine ignorance, voire de l’angoisse. Tout d’abord dans le cours de sa vie publique.
– au début de l’épisode du jeune homme riche (Mc 10, 18), certains s’étonnent de la réponse de Jésus, qui rétorque que « personne n’est bon, sinon Dieu seul ». Faut-il y voir un refus d’être reconnu comme Dieu, une ignorance de sa propre mission ? Ces lectures font abstraction du contexte de l’évangile selon saint Marc, dans lequel la divinité de Jésus est une évidence de départ pour le lecteur (Mc 1, 1 : « Commencement de l’évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu ») qui se dévoile ensuite petit à petit devant les yeux des protagonistes du récit (on parle parfois d’un “secret messianique » peu à peu manifesté par le Christ chez saint Marc).
– dans la grande « prière sacerdotale » de Jésus, le soir du Jeudi saint, chez saint Jean, certains s’étonnent de voir le Christ proclamer que « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu » (Jn 17, 3). Reprenant ici l’affirmation monothéiste de la foi d’Israël (Dt 7, 9 : « reconnais que le Seigneur ton Dieu est le seul vrai Dieu »), Jésus n’exclut évidemment pas sa propre divinité, qu’il a clairement manifestée (reprenant également les termes de l’Ancien Testament) auparavant dans le même évangile : « en vérité je vous le dis, avant qu’Abraham fut, je suis » (Jn 8, 58).
– Lorsque le Sauveur semble surpris que la femme hémorroïsse ait touché ses vêtements, (Mc 5, 30 ; Lc 8, 45) il n’ignore évidemment pas la réalité du fait (au contraire, comme sa question le manifeste), mais il montre qu’il utilise sa science infuse avant tout pour les nécessités de son ministère, selon l’ordre divinement prévu (de même qu’il n’est pas en permanence en train de faire des miracles : le RP. Dreyfus écrit que bien qu’il ait multiplié les pains en deux occasions, Jésus n’abandonnait pas pour autant la fréquentation des boulangeries…).
– certains osent même prétendre que Jésus aurait commis des erreurs bibliques ou exégétiques dans ces citations de l’Ecriture, attribuant par exemple le Ps 109 à David : « Comment donc, leur dit-il, David inspiré d’en haut l’appelle-t-il Seigneur[6]Voir Ps 109, 2 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, siège à ma droite… ». en disant : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds ? Si donc David l’appelle Seigneur, comment est-il son fils ? » (Mt 22, 45). La critique s’appuie sur les préjugés de certains auteurs modernes, qui réattribuent selon leurs propres critères l’autorité des textes, sans tenir compte de la conception antique de l’authenticité (en vertu de laquelle la Torah était attribuée à Moïse, les Psaumes à David…). En outre, on peut encore affirmer que Jésus avait au sujet de l’Ecriture des connaissances humainement acquises, auprès de ses parents ou d’autres maîtres, qu’il utilisait humainement (citant par exemple de mémoire les versions de la Bible ou des Targums qui avaient été à sa disposition, quelle qu’en soit la qualité littéraire).
Jésus se serait-il trompé au sujet de la fin du monde ?
Pour beaucoup les annonces de Jésus au sujet de l’imminence de l’Apocalypse sont le signe manifeste de son ignorance et une erreur grossière, démontrée par les faits.
En fait, comme cela a largement été argumenté et montré, ces annonces mêlent ce qui se rapporte au mystère pascal (« vous n’achèverez pas le tour des villes d’Israël avant que ne vienne le Fils de l’Homme » [Mt 10, 23] ; « il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu venu avec puissance » [Mc 9, 1]), les prophéties de la chute et de la destruction de Jérusalem (« Quand donc vous verrez l’abomination de la désolation[188], annoncée par le prophète Daniel, établie en lieu saint, — que celui qui lit, entende ! — alors que ceux qui sont dans la Judée s’enfuient dans les montagnes ; et que celui qui est sur le toit ne descende pas pour prendre ce qu’il a dans sa maison ; et que celui qui est dans les champs ne revienne pas pour prendre son vêtement. » [Mt 24, 15]), et ce qui concerne proprement la fin des temps (« Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine, et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec une grande puissance et une grande majesté. » [Mt 24, 30]).
Ajoutons par ailleurs à ce sujet que le Christ n’est pas là en train de brouiller les pistes et ne cherche pas à nous leurrer : en vérité, la fin des temps et l’éclatement visible de la gloire divine lors du second avènement du messie ne fera que manifester ce qui était déjà présent avec puissance, quoique de manière invisible dans l’action de l’Eglise, corps du Christ répandu et communiqué sur la terre. Il n’y a donc pas d’incohérence ou de tromperie pour Jésus à annoncer comme proche des événements dont l’accomplissement final était encore lointain (à échelle humaine).
Que penser dès lors quand Jésus affirme ignorer le jour du jugement (« Personne ne le sait, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul » [Mt 24, 36]). Est-ce contradictoire avec l’affirmation de sa jouissance de la vision béatifique ? Une première remarque peut être faite quant à ce dernier mode de connaissance, au sein duquel le RP. Marie-Joseph Nicolas[7]Théologie de la résurrection, Paris, 1982, p. 75, cité par le RP. Dreyfus. appelle à distinguer entre la vision de l’essence divine (voir Dieu face à face, ce qui constitue la vision béatifique) et la vision de toutes choses en elle (un élément accidentel qui y est joint selon une mesure que Dieu peut faire varier, selon le degré de charité des bienheureux et si telle ou telle réalité les concerne) : « tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15).
On peut également rappeler encore la distinction des trois niveaux de science humaine du Christ : ce que Jésus savait de par la vision béatifique, il pouvait de bonne foi l’ignorer de science infuse (si cela ne lui avait pas été révélé comme un élément nécessaire à sa mission) et de science acquise.
De Gethsémani au Golgotha : l’angoisse du Christ
Comment enfin rendre compte de l’angoisse et de la tristesse de Jésus, de Gethsémani au Golgotha ?
Au Jardin des Oliviers, il semble parler comme si la volonté divine lui avait été imparfaitement connue et qu’il n’avait plus assez de force pour surmonter la mort. Or ce texte ne peut être la manifestation d’une ignorance qui contrasterait avec les propos tenus presque immédiatement auparavant (à la Cène). Ce que l’agonie du Christ nous révèle est plus mystérieux et plus profond : on y voit le combat du désir et de la volonté spontanés de l’homme, qui s’oppose de toutes ses forces à la souffrance et à la mort, et de la volonté divine, que Jésus connaît et fait sienne. Le texte montre magnifiquement comment notre volonté libre peut dominer notre volonté spontanée la plus naturelle et immédiate[8]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa Pars, q. 18, a. 5.).
Les saints qui furent mystiquement invités à partager l’agonie de Jésus nous éclairent en expliquant comment la certitude de la présence de Dieu et de la toute-puissance de son amour peut se réfugier au sommet le plus inaccessible d’une âme plongée dans la faiblesse, l’angoisse, la tristesse. L’épisode de Gethsémani permet de voir à quelle profondeur Jésus voulut s’identifier avec ses frères dans la détresse en partageant leur épreuve pour être un modèle et un exemple, devenant « péché pour nous »[9]2Co 5, 21. (il n’a pas partagé le péché mais bien ses conséquences, assumant notre humanité pour la transformer).
Enfin du haut de la croix la dernière prière de Jésus : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné » (Eli Eli, lama sabacthani [Mt 27, 46]) est bien une citation du Ps 22 (contrairement à certaines opinions exégétiques modernes), comme le montre l’emploi du vocatif « mon Dieu », unique dans la bouche du Christ (qui s’adresse ordinairement à son « Père »). Or ce psaume n’est pas un cri de désespoir mais une prière pleine de confiance, malgré la détresse. Elle est magnifiquement adaptée pour montrer comment l’abandon apparent dont Jésus souffre est en fait celui de l’humanité pécheresse qu’il venait guérir, qu’éprouvent tant de victimes innocentes du péché du monde, et dont il sait déjà (de science divine et humaine) qu’il triomphera.
Références[+]
↑1 | On s’inspire ici largement d’un excellent chapitre du livre du père François Dreyfus, Jésus savait-il qu’il était Dieu, Paris, Cerf, 1987, 4è ed., pp. 113-26. |
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↑2 | Dans son livre, le RP. Dreyfus étudie surtout saint Jean, et considère que le reste du témoignage du Nouveau Testament est plutôt « négatif » (en creux). Nous nous appuyons ici sur le RP. André Feuillet (« La science de vision de Jésus et les évangiles », Doctor communis, 1983) pour étudier un passage présent chez saint Matthieu et saint Luc. |
↑3 | en Mt 11, 27 : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux petits. Oui, Père, je vous bénis de ce qu’il vous a plu ainsi. Toutes choses m’ont été données par mon Père ; personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler » et Lc 10, 22 |
↑4 | Plusieurs auteurs le rapprochent d’un célèbre passage du prophète Daniel (Dn 7, 14) relatif au « fils de l’homme » (unique annonce de ce terme dans l’Ancien Testament). Le thème de l’action de grâces pour un mystère caché se retrouve aussi dans les écrits de sagesse (Ecclésiastique, chapitre 51 par exemple ; Baruch 3, 15-31.). Or dans cette tradition sapientiale, la Sagesse personnifiée connaît Dieu depuis les origines et vit avec lui dans une réciprocité de vision et d’amour. En s’inspirant de ce langage, Jésus se présente de la même manière. Enfin, ce thème de la connaissance mutuelle du Père et du Fils renvoie à la célèbre prophétie du Serviteur souffrant chez Isaïe, qui a été connu par Dieu avant sa naissance (Is 49, 1) et qui répand cette connaissance pour le salut du plus grand nombre (Is 53, 11). |
↑5 | que nous empruntons encore au RP. François Dreyfus, loc cit. |
↑6 | Voir Ps 109, 2 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur, siège à ma droite… ». |
↑7 | Théologie de la résurrection, Paris, 1982, p. 75, cité par le RP. Dreyfus. |
↑8 | Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa Pars, q. 18, a. 5. |
↑9 | 2Co 5, 21. |