La question mérite d’être posée : elle revient à l’occasion de la lecture de nombreux passages des saints évangiles, depuis la « fugue » et le recouvrement de Jésus à Jérusalem jusqu’à l’agonie à Gethsémani et aux derniers mots sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus savait-il qu’il était Dieu ? Depuis quand et par quel mode ? Apportons quelques réponses théologiques et scripturaires appuyées sur la tradition de l’Eglise.
L’apport de la théologie : connaissance divine et science(s) humaine(s) en Jésus
La question de la connaissance humaine et divine de Jésus s’enracine dans la réflexion plus large que déploie saint Thomas d’Aquin sur le mystère de l’Incarnation. Dans l’union « hypostatique » en effet deux natures complètes sont unies par une même personne : la personne divine du Fils assume une nature humaine en Jésus. Contre diverses opinions hérétiques anciennes, saint Thomas montre[1]contre les Docètes notamment, pour qui le corps de Jésus serait seulement apparent ; ou encore, concernant l’arianisme et l’apollinarisme, contre lesquels le Concile d’Ephèse avait parlé en … Continue reading que le Fils de Dieu a assumé une âme rationnelle complète[2]En effet, sans une âme rationnelle complète, le Christ n’aurait pas été vraiment homme. Or selon le grand principe des Pères de l’Eglise, « n’est sauvé que ce qui est … Continue reading, dont il étudie les propriétés[3]Au sujet de son âme, saint Thomas se demande ensuite si elle fut dotée de la grâce, si elle possédait les vertus (lesquelles ?), les dons du Saint-Esprit, certains charismes, si cette grâce fut … Continue reading. Reprenant l’argumentaire des saints Pères contre l’hérésie monothélite (qui refusait de reconnaître l’existence en Jésus de deux volontés distinctes, divine et humaine), il relève que les actions humaine du Christ requièrent un acte de la volonté et donc d’une intelligence créée : on ne peut donc se contenter de lui attribuer la science divine incréée, il faut dire qu’il y a également dans l’âme du Seigneur une science humaine créée. En bref, vrai Dieu, le Christ participe à la connaissance de Dieu, mais vrai homme, il a une connaissance d’homme, semblable à la nôtre. Entièrement semblable ? Nous allons voir que Jésus demeure un cas particulier…
Trois niveaux de science humaine
Quant à cette science créée qui fut dans l’âme de Jésus, saint Thomas distingue en effet trois niveaux :
– la science des bienheureux, ou vision béatifique (celle des saints qui voient Dieu en Paradis) était dès ici-bas au sommet de l’âme du Christ, dès le premier instant de sa conception[4]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa Pars, q. 9, a. 2 et q. 34, a. 4.. En effet, puisque sa mission est de mener les hommes à cette connaissance bienheureuse, il faut que l’humanité du Christ ait joui dès ici-bas de ce niveau suprême de science créée. En outre, unie hypostatiquement (dans l’unique personne du Fils) à la divinité, la nature humaine de Jésus est constituée dans un état plus élevé encore que celui des saints, et ne peut donc être privée de leur degré de connaissance : l’âme (humaine) du Christ voit Dieu plus clairement que n’importe quelle autre créature affirme ainsi saint Thomas d’Aquin[5]Somme Théologique, IIIa Pars, q. 10, a. 4..
– à un niveau inférieur, le Christ en tant qu’homme a également possédé une science « infuse » qui lui faisait connaître toute la réalité créée, et lui permettait en particulier de disposer des connaissances nécessaires à l’accomplissement de sa mission.
– enfin l’âme humaine du Christ disposait aussi d’une science habituelle apte à être acquise (par ses propres actes). En effet, rien de ce que Dieu a mis dans notre nature ne fait défaut à celle assumée par le Fils, dont les Saintes Ecritures rapportent qu’il connut un certain progrès quant à la sagesse (humaine) : « Et Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes » (Lc 2, 52). Cette science acquise était comme la nôtre susceptible de progrès et portait sur tout ce qui peut être connu par les moyens naturels de l’âme, c’est à dire par l’intermédiaire des sens.
Jésus savait-il qu’il était Dieu ? La réponse de la théologie
Cette première mise en place permet de poser les principes nécessaires à une réponse raisonnée ? Jésus savait-il qu’il était Dieu ? Avec les Pères de l’Eglise et les théologiens de la tradition catholique, il faut affirmer sans hésiter que le Christ connaissait sa nature et sa mission divines. Comment le comprendre ? Revenons simplement à notre distinction des quatre sciences du Sauveur : la science divine incréée (en vertu de sa nature divine) et les trois niveaux de science humaine (vision béatifique, science infuse et science acquise). Cette mise en place permet de rendre compte efficacement des données des évangiles, dans lesquels Jésus paraît à la fois susceptible d’apprendre, voire d’ignorer, certains éléments ou événements, et connaît et affirme toutefois sans ambage sa nature et sa mission divines.
– participant à la nature, et donc à la science éternelle et incréée de Dieu, la personne (divine) du Verbe ne pouvait ignorer le mystère de l’Incarnation et de la mission visible du Fils.
– jouissant au sommet de son âme humaine de la vision des bienheureux, le Christ connaissait également comme homme, dès le premier instant de sa conception, le mystère de l’union des deux natures dans sa personne divine.
– bénéficiant en vue de l’accomplissement de sa mission d’une science infuse supérieure à celle de toutes les autres créatures (même angéliques), à ce niveau de science Jésus ne pouvait encore ignorer sa nature et sa mission.
– c’est seulement au niveau de sa science acquise, selon le mode commun de la nature humaine, que la question peut se poser sérieusement. Et quoiqu’il en soit, cette connaissance n’était jamais absolument séparée de ce que l’âme du Sauveur voyait de science béatifique ou infuse. En certains instants cependant, ces niveaux supérieurs purent sembler presque occultés, expliquant le trouble et l’angoisse exprimés par Jésus à Gethsémani ou au Golgotha.
La confirmation du magistère
Le magistère de l’Eglise a-t-il confirmé et enseigné infailliblement ces conclusions théologiques ? Nous devons ici détailler plusieurs degrés d’enseignement.
1. Quant à l’existence d’une science humaine en Jésus.
– le symbole enseigné au concile de Nicée (325) dit explicitement que le Christ est « vrai Dieu de vrai Dieu » et « s’est fait homme » : or à ces deux natures complètes conviennent les facultés spirituelles d’intelligence et de volonté.
– la confirmation vient du IIIème concile de Constantinople (681), condamnant l’hérésie monothélite (un seule volonté dans le Christ), et impliquant par là (implicitement) l’existence corrélative en Jésus d’une science divine et d’une science humaine.
2. Quant à la vision béatifique du Christ (et donc sa connaissance infaillible) durant sa vie mortelle.
Une telle connaissance toute aimante dont le divin Sauveur nous a poursuivis dès le premier instant de son Incarnation dépasse l’effort le plus ardent de tout esprit humain: par la vision bienheureuse dont il jouissait déjà, à peine conçu dans le sein de sa divine Mère, il se rend constamment et perpétuellement présents tous les membres de son Corps mystique, et il les embrasse de son amour rédempteur. Ô admirable condescendance envers nous de la divine tendresse ! Et dessein inconcevable de l’immense charité ! Dans la crèche, sur la Croix, dans la gloire éternelle du Père, le Christ connaît et se tient unis tous les membres de son Eglise, d’une façon infiniment plus claire et plus aimante qu’une mère ne fait de son enfant pressé sur son sein, et que chacun ne se connaît et ne s’aime soi-même[6]Pie XII, Mystici Corporis Christi, 1943, DS3812..
De par son union à la Sagesse divine en la personne du Verbe incarné, la connaissance humaine du Christ jouissait en plénitude de la science des desseins éternels qu’il était venu révéler (cf. Mc 8, 31; 9, 31; 10, 33-34; 14, 18-20. 26-30). Ce qu’il reconnaît ignorer dans ce domaine (cf. Mc 13, 32), il déclare ailleurs n’avoir pas mission de le révéler (cf. Ac 1, 7)[7]Catéchisme de l’Eglise Catholique, n°474..
3. En conséquence : Jésus savait-il qu’il était Dieu ?
On peut inférer, à partir des sources précédemment cités, que le Christ, jouissant dès sa conception dans son âme humaine de la vision béatifique, n’a pu ignorer sa mission divine. Une confirmation est cependant encore donnée par saint Pie X qui condamne la proposition suivante :
Le Christ n’a pas toujours eu conscience de sa divinité messianique[8]Décret Lamentabili, 1907, n°35..
Références[+]
↑1 | contre les Docètes notamment, pour qui le corps de Jésus serait seulement apparent ; ou encore, concernant l’arianisme et l’apollinarisme, contre lesquels le Concile d’Ephèse avait parlé en 431 d’une « chair animée par une âme rationnelle » |
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↑2 | En effet, sans une âme rationnelle complète, le Christ n’aurait pas été vraiment homme. Or selon le grand principe des Pères de l’Eglise, « n’est sauvé que ce qui est assumé » : notre humanité n’aurait pu être convenablement rachetée si le Fils n’avait pas pris une nature humaine complète. Par ailleurs, l’obéissance de Jésus et son mérite montrent une intelligence et une volonté humaines. |
↑3 | Au sujet de son âme, saint Thomas se demande ensuite si elle fut dotée de la grâce, si elle possédait les vertus (lesquelles ?), les dons du Saint-Esprit, certains charismes, si cette grâce fut donnée au Christ comme tête de l’Eglise ? Puis il s’intéresse à la science qui fut dans l’âme du Seigneur. |
↑4 | Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIIa Pars, q. 9, a. 2 et q. 34, a. 4. |
↑5 | Somme Théologique, IIIa Pars, q. 10, a. 4. |
↑6 | Pie XII, Mystici Corporis Christi, 1943, DS3812. |
↑7 | Catéchisme de l’Eglise Catholique, n°474. |
↑8 | Décret Lamentabili, 1907, n°35. |