La Providence a voulu qu’aucune trace archéologique ne nous parvienne sur les trente et quelques années de vie terrestre du Christ ; de sa sainte Passion en revanche, nous avons hérité un grand nombre de reliques insignes. Comment ne pas y voir une invitation divine à mieux connaître ces objets sacrés, pour contempler à partir d’eux l’immense amour du Fils de Dieu donnant sa vie dans l’abaissement le plus extrême ? Nous commençons aujourd’hui avec les clous et la lance de la Passion. Vous retrouverez chaque vendredi de Carême une présentation et méditation autour d’une des reliques du Calvaire.
En 1868, l’historien et théologien allemand Franz Xaver Kraus recensait en Europe 36 lieux prétendant posséder des reliques des saints clous de la Passion du Christ. Comment dès lors prendre au sérieux l’authenticité du culte dont étaient entourés ces objets ?
Combien de clous ?
L’historien Michaël Hesemann a récemment entrepris une enquête rigoureuse et documentée au sujet des saints clous[1]Hesemann, Michael, Die stummen Zeugen von Golgatha. Die faszinierende Geschichte der Passionsreliquien Christi, Hugendubel, München, 2000.. Il conclut à l’usage par les romains de trois clous, s’accordant en cela avec les nombreuses recherches effectuées dernièrement à partir du témoignage du linceul de Turin[2]Voir en particulier Barbet, Pierre, La Passion de Jésus-Christ selon le chirurgien, Paris, Mediaspaul, 1997.. Deux clous pour chacun des poignets, un seul pour les deux pieds. On retrouve cela dans les chroniques de l’invention par sainte Hélène de la vraie croix en l’an 325 : l’Impératrice aurait retrouvé trois croix et… trois clous. Comment revenir de 36 clous… à trois ?
Le coup de pouce de l’archéologie
Premier tamis pour éliminer quelques mauvais candidats : Hesemann commença par comparer les 36 prétendues reliques avec des spécimens de quincaillerie romaine antique. Des archéologues israéliens avaient retrouvé en 1968 des clous dans la tombe d’un crucifié de l’époque romaine, non loin de Jérusalem. Les pieds du jeune Yehoanan ben Hagkol avaient été cloués ensemble, ses poignets séparément, avec des clous quadrangulaires de charpentier, de 16 centimètres de long par 0,9 centimètres de diamètre maximal. Cette première donnée permit d’éliminer certaines reliques, tel ce clou en argent conservé à la Hofburg (Vienne) dans le trésor des Habsbourg – bel objet mais à l’authenticité peu probable, ou encore des clous vénérés à Arras ou Paris, trop courts pour percer un membre humain.
Le clou de Rome
L’histoire devrait nous aider à retrouver la trace des vrais clous. Les chroniques rapportent qu’Hélène rapporta l’un des trois clous à Rome, et remit les deux autres à Constantin, son empereur de fils, qui les conserva dans sa toute nouvelle capitale : Constantinople. Le clou rapporté par Hélène servit à maintenir ensemble un morceau de la vraie croix et un fragment du titulus, dans le palais romain du Sessorium, qui deviendrait bientôt la basilique Sainte-Croix-de-Jérusalem. Ce clou romain servit de modèle par la suite pour de nombreuses répliques qui, mises en contact avec lui, devinrent ainsi des reliques de troisième classe. Il s’avère que ce clou présente une grande ressemblance avec celui retrouvé dans la tombe du jeune Yehonanan, malgré une longueur bien inférieure (11,5 centimètres seulement). Un examen attentif permit aux archéologues d’identifier une brisure au niveau de la pointe du clou, qui pourrait avoir été la conséquence d’une fragilisation de l’objet, ou plutôt le résultat du prélèvement de petits fragments du saint clou, ensuite fondus avec d’autres métaux pour en fabriquer des répliques-reliques. Il semble donc pour Michaël Hesemann que l’on puisse raisonnablement tenir pour l’authenticité du clou de Sainte-Croix-de-Jérusalem, et même envisager que certains des autres clous vénérés en Europe en contiennent l’un ou l’autre infime fragment.
Sienne réussit son clou
Quant aux deux autres clous, les constantinopolitains, on sait que l’un d’eux resta propriété impériale jusqu’en 1354, date à laquelle un marchand vénitien, Pietro di Giunta Torrigiani, l’acheta avec d’autres reliques du trésor de Byzance. Le commerce des reliques étant interdit par le droit de l’Église latine, le clou fut donné (en l’échange d’une belle gratification cependant) à l’hôpital Santa Maria della Scala de Sienne, une richissime et puissante institution sociale toscane. Demeuré depuis lors à Sienne, solennellement vénéré chaque 25 mars (date traditionnellement retenue pour la Passion), ce clou semble authentique à Michaël Hesemann. Il présente en effet des caractéristiques communes avec celui de Rome et avec les clous retrouvés à Jérusalem. Lui aussi paraît être moins long (15 centimètres), mais montre des traces de brisures.
Le mystère du troisième clou
Quant au sort du troisième clou, il est plus incertain. Il pourrait avoir été fragmenté en de nombreux morceaux. Théodoret de Cyr écrit au Ve siècle qu’une partie en fut fondue dans le casque de Constantin, à la demande de sa chère mère, pour que sa tête fut protégée dans les batailles, et une autre dans le mors de son cheval ! N’y voyons pas cependant trop vite impiété ou superstition : Théodoret rappelle ce qui est écrit au livre du prophète Zacharie[3]Za 14, 20.. « En ce jour-là, il sera écrit sur les clochettes des chevaux : ‘Sainteté à l’Éternel’ ». Saint Ambroise confirme les faits et leur interprétation. Le « saint mors » devint donc à son tour objet de vénération… et de problèmes pour les historiens. Milan et Carpentras se targuent en effet de conserver la relique. Milan, ville de Théodose, dernier empereur d’Orient et d’Occident, mort en 395, de saint Ambroise, aurait ainsi hérité de ce trésor. Les traces historiques du troisième clou et du mors s’évanouissent cependant pour près d’un millénaire : le premier document qui les mentionne ne reparait qu’à la fin du XIVe siècle, ils sont transférés à la cathédrale à la fin du XVe, et furent l’objet de la vénération populaire, depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, chaque 14 septembre en particulier. Est-ce la totalité du saint mors que contient le monumental reliquaire du Duomo ? Peut-être pas, car les français auraient dérobé en 1204, à la faveur du triste sac de Constantinople, une relique ainsi identifiée dans le trésor impérial. Ramenée à Rome, elle suivit les papes jusqu’en Avignon, mais ne prit pas avec Grégoire XI le chemin du retour, lorsque les pontifes revinrent en la ville éternelle. Le saint mors serait ainsi demeuré à Carpentras, où les révolutionnaires le détruisirent malheureusement. On peut y voir aujourd’hui une réplique réalisée à la fin du XIXe siècle.
Et les 33 autres ?
Si les deux premiers clous pourraient bien être ceux conservés aujourd’hui à Rome et à Sienne, le sort du troisième semble bien incertain. Et que penser des… 33 autres clous vénérés dans l’Europe catholique ? De fausses reliques, témoignages d’une cupidité et absence de scrupule des chrétiens du Moyen-Âge ? Pas nécessairement : certaines d’entre elles peuvent avoir été fondues à partir d’un fragment de l’un des vrais clous. D’autres ne sont peut-être que des reliques un jour mises en contact avec l’un des clous ou avec un fragment de la sainte croix.
La sainte lance : fer, et manche !
Autre mystérieux morceau de métal, la sainte lance est attestée par la tradition chrétienne des premiers pèlerins de Terre Sainte, dès les VIe et VIIe siècles. Elle tomba aux mains des Perses, qui prirent Jérusalem en 614, et aurait été rapportée à Constantinople lorsqu’Héraclius délivra la ville sainte, quatorze ans plus tard. Le manche en fut cédé à saint Louis, avec de nombreuses autres reliques de la Passion, en 1241 : il demeura des siècles durant dans l’écrin magnifique de la Sainte Chapelle, avant de disparaître à la Révolution. Le fer resta à Constantinople jusqu’aux tragiques événements de 1453, et devint propriété des envahisseurs, dans Sainte Sophie transformée en Mosquée. Il fut finalement échangé par le sultan Bayezid II avec le pape Innocent VIII en contrepartie d’un drôle de service : prendre à Rome pour pensionnaire à perpétuité son frère jeune Djem, ainsi éloigné de toute prétention au pouvoir. Le fer fut ainsi rapporté à Rome, il est conservé dans le pilier Sainte-Véronique de la basilique Saint-Pierre, réceptacle de nombreuses autres reliques de la Passion, exposées chaque année à la vénération des fidèles le cinquième dimanche de Carême. Que penser de son authenticité ? Outre ces arguments historiques, il faut noter qu’au XVIIIe siècle le pape Benoît XIV, canoniste réputé pour son esprit sérieux et positif, se fit envoyer par le roi de France la relique du manche de la lance, afin de vérifier la compatibilité des deux éléments, qui se révéla parfaite. Quant aux données archéologiques, le fer correspond bien aux caractéristiques de la hasta romaine du premier siècle.
Notons cependant que d’autres cités de la Chrétienté occidentale ou orientale prétendent ou ont aussi prétendu au privilège de conserver la sainte lance : Antioche, Beyrouth, Etchmiadzin (Arménie), Izmir (Turquie), Cracovie ou encore Vienne. Cette dernière relique – à l’authenticité improbable, car composée d’argent – était utilisée dans le cérémonial de sacre du Saint-Empire. Elle connut une folle aventure lorsqu’en 1938 une des premières préoccupations d’Hitler après l’Anschluss fut de la faire transférer à Nuremberg dans le sanctuaire de l’idéologie nazie. Elle fut finalement découverte, emmurée dans le mur d’un bunker, quelques jours après la prise de la ville.
Des clous et une lance
Que retenir de ces divers éléments ? Les incertitudes inhérentes au travail de l’historien ? On peut certes s’y intéresser, et c’est un moyen adapté pour répondre à ceux qui taxeraient la foi chrétienne d’irrationalité ou de superstition, puisqu’il apparaît finalement que certaines reliques présentent des signes forts d’authenticité, et que les autres ne sont pas de viles escroqueries mais des objets de piété d’une valeur inférieure, quoique réelle, parfois reconstitués à partir de certains fragments des premières reliques.
Si les clous et la sainte lance nous sont parvenus à travers les méandres de l’histoire, c’est pour que nous vénérions en eux les plaies sacrées du Seigneur. La tradition de l’Église nous y aide avec de magnifiques formulaires comme celui de la messe votive des Clous sacrés de Notre-Seigneur, que le prêtre peut célébrer le premier vendredi après le dimanche de Pâques. L’Introït y cite une parole du prophète Isaïe que la liturgie rattache aux saintes plaies du Christ : « Regarde Sion, la Cité de nos fêtes : tes yeux verront Jérusalem, tabernacle qui ne sera plus déplacé et dont les clous ne seront jamais arrachés. Alléluia, alléluia ! » Quant à la messe votive de la sainte lance et des saints clous du Seigneur, que le prêtre peut célébrer le vendredi de la première semaine de carême, son Introït porte le célèbre passage du psaume 21, celui-là même que le Seigneur pria en croix (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné… ») : « Ils ont percé mes mains et mes pieds : ils ont compté tous mes os : et comme l’eau je me suis épanché.
Mon cœur est devenu comme de la cire qui se fond au milieu de mes entrailles. »
À travers les textes liturgiques et les reliques que nous transmet la tradition, contemplons l’amour divin qui accepte d’être cloué pour nous sur le bois de la croix, afin que soit effacé pour toujours le péché que nous avons volontairement cueilli sur le bois de l’arbre de la connaissance.
Références[+]