« Complotiste » : la dernière insulte à la mode peut-elle faire l’objet d’une analyse médicale, psychologique et spirituelle ? C’est le défi que s’est proposé le père Pascal Ide, docteur en médecine, philosophie et théologie, dans son dernier ouvrage : Complotisme et anticomplotisme, une double blessure de l’intelligence[1]Ide, Pascal, Complotisme et anticomplotisme, une double blessure de l’intelligence, Paris, Artège, 2024, 181p, 16,9€. Il revient en effet sur un phénomène particulièrement prégnant du monde contemporain, devenu pour certains une étiquette aisément collée sur le front de tout adversaire politique, pour d’autres l’exemple parfait des poncifs répétés à l’envi par un système médiatique corrompu jusqu’à la moelle.
Une double « blessure » de l’intelligence
Malgré le caractère presque convenu – et donc piégé – du qualificatif si facilement agité, l’ouvrage entend poser un regard dépassionné et chrétien sur le complotisme. Celui-ci n’est pas envisagé seulement comme un fait social ou une opinion extrémiste, mais comme une véritable « blessure de l’intelligence », et n’est pas analysé sans son vis-à-vis anticomplotiste. La démarche se veut médicale : docteur en médecine, l’auteur recense les signes, recherche les causes, et propose des remèdes.
Le complotisme : état de lieux et histoire
L’auteur commence donc pas faire état du phénomène complotiste, dans son ampleur et sa diversité, pour en proposer une première analyse. Il relève que les français sont de plus en plus sensibles à ces théories, en particulier les jeunes. Le conspirationnisme serait apparu au milieu du XIXe siècle, et se serait particulièrement diffusé au XXe avec l’antimaçonnisme et l’antisémitisme. Parmi les grands « complots » que cite l’auteur, certains sont cependant d’une autre nature : 11 septembre, assassinat de Kennedy, morts (suspectes) de Marilyn Monroe, Jean-Paul Ier, Diana… Les théories pointent souvent la responsabilité d’un complot « judéo-bolchevique » (intéressant : le terme serait apparu chez… Bakounine, furieux d’avoir été évincé du Politburo d’URSS), juif, d’un « nouvel ordre mondial », ou carrément « ufologique » (d’origine extraterrestre, en lien avec les nombreux OVNI supposés ou les hypothétiques « reptiliens », nés d’une œuvre conspirationniste de David Icke à la fin des années 1990). Le père Ide note la multiplication des « chercheurs de vérité » qui se muent en « lanceurs d’alerte » et fédèrent rapidement via internet de larges communautés interprétatives.
Première clé d’analyse : les biais cognitifs
L’analyse de l’auteur s’appuie sur la notion de « biais cognitif » : une erreur spontanée souvent commise par l’intelligence (notion d’abord mise en avant en économie[2]cf. Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002. , dont il retient deux interprétations possibles. La première, pessimiste, considère que les adeptes de théories du complot agissent de manière passionnée et totalement irrationnelle. La seconde, plus optimiste (fondée sur le travail de Raymon Boudon) considère que le raisonnement spontané du conspirationniste n’est pas nécessairement le signe d’une irrationalité absolue mais peut renvoyer à des raisons non apparentes au premier regard. C’est dans cette seconde ligne que s’inscrit le père Ide, qui propose d’analyser ces raisons, pour connaître le complotisme et en propose une guérison.
Parmi les biais cognitifs qu’il cite : le biais de simplicité (1°) refuse les schémas complexes ; le biais de confirmation (2°) retient tous les témoignages qui vont dans son sens et ne cherche que ce qui le conforte ; l’effet de surconfiance (3° :effet « Dunning-Kruger ») joue en défaveur de la personne peu informée, qui a tendance à surévaluer sa compétence ; le biais de proportionnalité, qui cherche à tout effet une cause proportionnelle, et le biais d’intentionnalité, qui cherche à tout événement une cause et un sens, nient tous deux (4 et 5°) l’existence du hasard ; le biais de focalisation (6°) concentre toute l’attention sur le complot et réduit le champ de conscience.
L’auteur en dégage cinq « dogmes » fondamentaux du complotisme : « rien n’arrive par accident », « tout ce qui arrive est le résultat d’intentions cachées », « rien n’est ce qui paraît : on nous manipule », « tout est lié – de façon occulte », « toute vérité officielle doit être impitoyablement critiquée. »
À la racine des biais : des blessures de l’affectivité
Les racines de ces biais cognitifs se trouvent dans des mécanismes affectifs. D’abord le primat de la peur, que la théorie du complot permet de conjurer. Une méfiance auto-entretenue, qui conduit à s’éloigner des relations interpersonnelles et professionnelles, qui pose sur la société et les personnes un prisme d’explication unique. Plus grave et durable : le ressentiment, sorte de colère à bas bruit qui fait sombrer dans le désespoir. Son corollaire avec la haine qui s’y alimente, souvent tournée vers un groupe qui sert de bouc émissaire, passant du rejet de l’injuste (supposé) à la détestation de la personne (considérée comme) injuste.
Les causes externes
Parmi les causes favorisant le développement du complotisme, l’auteur cite en premier le rôle d’internet, qui multiplie exponentiellement les informations et les échanges, qui permet une large diffusion mais enlève tout esprit critique, qui entraîne la constitution de groupes fermés et qui s’autoentretiennent dans leurs croyances. Une autre cause souvent avancée est le recul de la démarcation, la montée du populisme, qui fait peser sur les élites la triple accusation de connivence, mépris des citoyens et corruption. Enfin, les théories du complot se diffusent par l’usage d’une certaine rhétorique : l’argument de conglobation prétend multiplier les raisons prétendument convergentes pour confirmer une interprétation, confondant dans un « mille-feuille » argumentatif tous les types de preuve, et décourageant toute tentative de réfutation.
Au-delà de cette première analyse, le père Ide propose une réinterprétation en profondeur du complotisme, qui le conduit à considérer aussi la blessure opposée de l’anticomplotisme. Le présupposé de toute théorie est le complot : or les complots existent, et nous en avons de multiples preuves acceptées par tout (conjuration de Catilina, assassinat de César, conspiration des Poudres…). Certaines personnalités sont effectivement manipulatrices et enclines à prendre part aux complots, dont l’existence est même révélée dans l’Écriture et la Tradition (Apocalypse, Armaggedon…).
Vrais et faux complots : conspirationnisme et anticomplotisme dos à dos
Comment dès lors démêler le vrai du faux et repérer les illusions du complotisme ? Pour Umberto Eco, les vrais complots finissent rapidement par être découverts, même lorsqu’ils réussissent. S’appuyant sur les thèses de Karl Popper (philosophe des sciences de l’école de Vienne, 1902-1994), le père Ide avance que la non-réfutabilité d’une théorie conspirationniste permettrait de déceler son inanité : la posture non-réfutable, toute puissante, serait ainsi symptomatique de la blessure complotiste. Il ajoute parmi les signes des théories du complot leur toxicité psychologique, confinant à la paranoïa.
D’un point de vue théologique, l’auteur apporte un regard intéressant et bienvenu lorsqu’il revient à la racine de l’analyse du mal : la théorie du conspirationniste suppose en effet que le mal soit structuré et organisé, or le mal n’est « rien » sinon une privation, un désordre. Il ajoute que la faute des anges déchus s’enracine dans l’orgueil, qui les conduit à s’opposer à Dieu, mais aussi certainement entre eux, interdisant l’unification de leurs libertés devenues démoniaques. Contre un manichéisme souvent latent, le père Ide rappelle que l’on ne peut symétriser la puissance du bien et la puissance du mal.
Quant à l’anticomplotisme, l’auteur relève qu’il se présente bien souvent lui aussi comme non-réfutable, et pose sur le monde une vision également manichéenne. Il adopte par ailleurs une posture surplombante et méprisante, qui prétend s’excepter du commun des mortels et échapper à notre lot de nécessaire ignorance. Les dernières années ont montré que cet anticomplotisme pouvait finalement lui aussi se radicaliser et aller jusqu’à une certaine forme de violence (au moins psychologique et verbale). Le père Ide ose aller contre certains spécialistes « reconnus » du complotisme en relevant leurs propres biais cognitifs : à force de dénoncer le complotisme, ils perdent de vue la possibilité historique du complot, et fondent leur (nouvelle) science sur le présupposé de son inexistence. Cette seconde blessure de l’intelligence semble toutefois moins profonde à l’auteur, car le conspirationnisme enferme dans une spirale pessimiste qui conduit à la désespérance, à la présomption et isole cruellement les personnes.