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Charles Journet et la question du mal (1/6)

Prêtre de paroisse dans la Genève protestante du début du XXe siècle, polémiste catholique, professeur au séminaire, philosophe et théologien, cardinal et figure de l’Église suisse, qui est Charles Journet (1891-1975) ? Une figure de sainteté dont la vie et l’enseignement sont à redécouvrir.

 

L’abbé Charles Journet : portrait par ses amis

Comment évoquer la belle et attachante figure du cardinal Charles Journet ? La chose est d’ailleurs malaisée car, à la vérité, la vie de Charles Journet offre une trajectoire rectiligne : celle d’une vie sans histoire, celle d’un prêtre genevois, qui fut nommé jeune encore au grand séminaire de Fribourg pour y enseigner la théologie dogmatique, ce qu’il fit jusqu’à sa mort survenue quelques cinquante ans plus tard, en avril 1975. Une vie en apparence sans grand relief, mais qui pourtant recèle des « pépites » à même de nourrir notre propre cheminement spirituel. Commençons par brosser un portrait de notre abbé, en évoquant sa physionomie :

 L’homme est de petite taille, d’apparence gracile. Son visage allongé, au nez droit, montre une paisible résolution. Le cheveu est coupé court. Derrière des lunettes rondes cerclées de fer, le regard s’enfonce sous des sourcils épais et reflète une vie intérieure intense. La bouche tantôt forme une moue décidée, qu’accentue une légère avancée de la lèvre inférieure, tantôt s’incurve finement vers le haut en un sourire en coin qui avec le pétillement des yeux annonce un esprit vif et perçant, voire piquant et malicieux[1]Guy Boissard, Charles Journet, Jacques Maritain, une grande amitié, Genève, Ad Solem, 2006, p. 12. Il a toujours aimé les histoires drôles. Un exemple de son humour : Comment faut-il vous couper … Continue reading.

Ou encore cette autre évocation – Petit poème pour C. J. – par la belle-sœur de Jacques Maritain, Vera Oumançoff :

Agneau aux yeux bleus – poussière impossible, diamants lumineux – tête dure, serrée comme la vérité, douceur des anges, tendresse implacable, goutte d’eau qui creuse les rocs, imprenable paisible, tranquille[2]Guy Boissard, Renata Latala, Jacques Rimes, Charles Journet et Nova et Vetera, Genève, Ad Solem, 2007, p. 14..

26 janvier 1891 : naissance

Charles Journet est né à Genève, dans une famille de petits commerçants originaires de Haute-Savoie. Il est marqué très jeune par l’épreuve : il a huit ans quand son père, puis son unique sœur, meurent de tuberculose foudroyante en 1907 – de fait, lui-même sera toujours de santé chancelante (on sait que, étant jeune prêtre, il fit un essai de vie religieuse en Italie, chez les dominicains, et qu’il fut dissuadé de poursuivre dans cette voie du fait d’une santé trop fragile). De ces épreuves précoces, il gardera une sensibilité spéciale au mal et aux questions qu’il pose.

La question du mal – regard philosophique et théologique

Dans son ouvrage sur Le mal, le cardinal Journet reprend bien sûr les explications de saint Thomas d’Aquin : le mal n’est pas quelque chose en lui-même, un être positif, mais une privation, la privation d’un bien dû. Cette définition négative permet seule de comprendre comme le mal peut « exister » sans « être », au sens où il aurait été créé par Dieu comme une substance. Confronté depuis l’enfance au calvinisme de Genève, pour lequel Dieu serait l’auteur du bien comme du mal, Journet avait cette préoccupation constante de l’innocence de Dieu.

Si le mal n’est pas un être positif, il ne peut exister que dans un bien qu’il vient parasiter : il n’est donc jamais voulu comme tel, mais parfois – lorsqu’il est causé volontairement – en tant que caché sous un bien ; lorsqu’il s’agit d’un mal survenant « naturellement », il est le fait d’un agent défectueux, d’un dysfonctionnement.

Journet distingue ainsi différentes formes de mal :

– le mal de nature, causé par un désordre dans la création, qui fausse le fonctionnement ordonné par le Créateur.

– le mal de l’homme, qui peut être le mal de faute (volontaire – le péché) ou le mal de peine (sa conséquence, car le désordre de notre volonté désobéissant à Dieu se répercute dans la création par notre faute, et nous conduit à nous heurter à l’ordre du monde jusqu’à nous blesser).

La dernière question qu’aborde le théologien est peut-être la plus ardue : il s’agit de celle de la permission du mal. Comment Dieu, tout puissant et bien que ne voulant pas le mal, peut-il parfois le laisser exister ? Journet cite bien sûr la réponse de saint Thomas d’Aquin (avec saint Augustin : « Dieu ne laisserait aucun mal exister dans ses œuvres si sa toute puissance et sa bonté n’étaient telles qu’il put faire sortir le bien du mal lui-même »), mais va plus loin en cherchant à éclairer le mécanisme de la permission divine en rapport avec celui de la grâce. Il se rattache là à l’explication donnée par Jacques Maritain dans Dieu et la permission du mal.

La question du mal – regard humain avant tout

Le mal n’a donc pas cessé d’interroger cette âme d’élite, si passionnément éprise de Dieu, car le mal est et demeure la première objection que les hommes élèvent contre Dieu, son existence et sa bonté. Il confiera un jour, lui qui était le confident de tant de drames : « Si Dieu ne me tenait pas bien fort, je sombrerais dans le désespoir. » Et d’ajouter avec profondeur : « Seule l’expérience de Dieu résiste à l’expérience du mal[3]Pierre-Marie Émonet, Le cardinal Charles Journet, coll. “Veilleurs de la foi”, Chambray, C.L.D., 1983, p. 157.. » Il donne d’ailleurs un conseil de grand prix aux pasteurs qui, face aux drames de l’existence, s’empressent de « dédouaner » Dieu, dont la permission divine n’implique nulle causalité sur le mal qu’il permet :

Quand on parle de Dieu et du Mal, la doctrine la plus orthodoxe, si elle est répétée sans être replongée dans la flamme d’où elle est née, si elle n’est pas traversée par quelque vertu de l’Évangile, trahira, elle pourra devenir poison, et comment dès lors ne pas trembler de causer le scandale là où l’on pensait apporter la lumière ?[4]Ibid., p. 152.

Face à celui qui souffre, avant de lui expliquer doctement que le bon Dieu est assez puissant pour tirer du mal un grand bien, commençons toujours par faire montre de compassion véritable, en pleurant avec ceux qui pleurent. Journet, d’ailleurs, dans ses visites aux malades, commençait toujours par se mettre à genoux tout contre le lit, et par prier silencieusement, ému et suppliant. 

De la compassion à la politique

Les persécutions que subirent les Juifs firent à nouveau résonner en lui ce grand questionnement, d’où la publication de son grand livre Le mal, essai théologique ; mais aussi d’autres écrits tels que Destinées dIsraël, et Exigences chrétiennes en politique (rassemblant ses éditoriaux de Nova, publiés pendant la guerre). Il écrira, justifiant ainsi son engagement dans des questions qui débordent son seul ministère sacerdotal : « Je n’entends toucher aux choses de la politique que dans la mesure exacte et précise où la morale elle-même y touche[5]G. Boissard, Charles Journet et Nova et Vetera, p. 75.. »

Il estimait en effet que cet ordre de choses n’échappe pas au domaine de la moralité : on ne peut pas tout faire, tout justifier, tout admettre. La conscience d’un catholique demeure tenue de s’élever contre l’iniquité sous toutes ses formes.

 

Références

Références
1 Guy Boissard, Charles Journet, Jacques Maritain, une grande amitié, Genève, Ad Solem, 2006, p. 12. Il a toujours aimé les histoires drôles. Un exemple de son humour : Comment faut-il vous couper les cheveux ? – En silence !
2 Guy Boissard, Renata Latala, Jacques Rimes, Charles Journet et Nova et Vetera, Genève, Ad Solem, 2007, p. 14.
3 Pierre-Marie Émonet, Le cardinal Charles Journet, coll. “Veilleurs de la foi”, Chambray, C.L.D., 1983, p. 157.
4 Ibid., p. 152.
5 G. Boissard, Charles Journet et Nova et Vetera, p. 75.
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