Convaincu par une mystique de dédier une fête liturgique au Saint-Sacrement, le pape Urbain IV met en concurrence les deux principaux théologiens de son temps : Bonaventure de Bagnoregio et… Thomas d’Aquin. Le prix est remporté par le dominicain, dont l’office de la Fête-Dieu est peut-être la plus belle œuvre, toute pénétrée de théologie et d’amour du Christ.
Une mission divine révélée en Ardenne
Religieuse augustine au mont Cornillon, près de Liège, sainte Julienne[1]Voir le beau récit de Benoît XVI en audience générale, le 17 novembre 2010. vouait à la sainte eucharistie une profonde dévotion et reçut des faveurs mystiques extraordinaires. Une vision étrange la tourmentait, dont elle ne sut d’abord comprendre le sens mais que le Christ lui-même vint lui expliquer : une lune brillante et pleine, mais traversée par une ligne noire. C’était le signe de la vie de l’Église sur terre, à laquelle manquait une fête en l’honneur du Saint-Sacrement. La mission de Julienne fut donc, en dépit des oppositions nombreuses, d’œuvrer pour l’institution de cette solennité. La providentielle élection au souverain pontificat d’Urbain IV, alias Jacques Pantaléon de Troyes, ancien archidiacre de Liège, permit son accomplissement. Ayant connu la sainte en Belgique et conquis à sa cause, il avait formé la résolution de mener son projet au terme. Le Ciel lui fit accélérer ce dessein grâce au miracle eucharistique de Bolsena (1263), où un prêtre doutant de la présence réelle dans l’hostie consacrée la vit soudain saigner sur le corporal, présenté bientôt au pape et conservé depuis lors dans la cathédrale d’Orvieto[2]On vénère cette relique dans la magnifique Chapelle du corporal, au sein de la cathédrale d’Orvieto, peinte de fresques relatant l’histoire du miracle.. Urbain IV institua donc en 1264 la fête du Corpus Domini, ou fête-Dieu.
Urbain IV intervient
Depuis les premières célébrations initiées à l’instigation de Julienne circulait un office du Saint-Sacrement composé par un religieux de son ordre. Mais le pontife voulut que l’Église universelle eut un formulaire liturgique ciselé par les plus beaux génies du temps. Il manda donc à Orvieto Thomas d’Aquin, ainsi que Bonaventure de Bagnoregio, docteur franciscain d’égale renommée et leur fixa le plan de leur composition.
Après avoir demandé l’inspiration divine et durement travaillé, les deux religieux revinrent, au jour déterminé, vers Urbain IV, qui voulut d’abord entendre la production de frère Thomas. Celui-ci lut donc les antiennes des diverses heures de l’office, puis les répons, les lectures, tous choisis parmi les passages de l’Écriture les plus beaux et significatifs. Le pape gardait le silence, Bonaventure ne pouvait cacher son émotion. Thomas en arriva à la lecture des hymnes. Les mots de celui de matines, Sacris solemniis, résonnaient à peine que des larmes humectaient silencieusement les yeux du franciscain. Panis angelicus fit panis hominum, continuait Thomas, « le pain des anges devient le pain des hommes », tandis qu’un frôlement de parchemin se faisait discrètement entendre sous la bure de Bonaventure. Les vers magnifiques de la séquence Lauda Sion puis du processionnal Pange Lingua : Verbum caro, panem verum, Verbum carnem efficit, « le Verbe fait chair change par sa Parole le vrai pain en sa chair » achevèrent d’émouvoir l’assistance, tant la beauté des strophes latines s’accordait avec la profonde substance théologique du texte. La conclusion de l’hymne mit le point d’orgue à l’œuvre de Thomas : Tantum ergo sacramentum, veneremur cernui, « adorons avec un profond respect un tel sacrement » et convainquit le pape qu’il ne s’était pas trompé en confiant cette mission au docteur dominicain, dont la lecture fut suivi d’un long silence[3]On peut retrouver ici l’ensemble des magnifiques textes composés par saint Thomas pour l’office de Corpus Domini..
Un concours conclu avec honneur
Par souci d’équité, le pontife se tourna vers Bonaventure : « à votre tour, frère. » Les larmes aux yeux, le docteur séraphique se jeta aux pieds du pape et, s’écriant qu’il lui avait semblé entendre le Saint-Esprit lui-même, seul capable d’inspirer d’aussi belles paroles, et avait pensé sacrilège de proposer contre lui une production humaine ; « voici ce qu’il en reste » termina-t-il, en montrant à Urbain IV des lambeaux de parchemin s’échappant de dessous son habit.
La première fête universelle du Corpus Domini fut célébrée le 19 juin 1264 et les hymnes de saint Thomas nourrissent depuis lors la dévotion et l’amour des chrétiens envers le très Saint-Sacrement de l’autel. Ils sont un témoignage éclatant et émouvant de la profonde dévotion du docteur angélique envers l’eucharistie : l’architecte de la magnifique synthèse théologique thomiste n’était pas un cerveau désincarné mais une âme de chair et de feu, brûlant d’un profond amour du Christ en son humanité, réellement présent au milieu de nous sous les voiles de l’hostie sainte.
Références[+]
↑1 | Voir le beau récit de Benoît XVI en audience générale, le 17 novembre 2010. |
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↑2 | On vénère cette relique dans la magnifique Chapelle du corporal, au sein de la cathédrale d’Orvieto, peinte de fresques relatant l’histoire du miracle. |
↑3 | On peut retrouver ici l’ensemble des magnifiques textes composés par saint Thomas pour l’office de Corpus Domini. |