S’étant « auto-saisi » de la question de la fin de vie en janvier 2021, le Comité Consultatif National d’Éthique, conseil de « sages » censés représenter la fine fleur de la réflexion prudentielle en matière d’évolution des mœurs et modes de vie, en particulier sur les thèmes brûlants de la bioéthique, ont rendu le 13 septembre dernier leur « Avis n°139. »
Derrière la platitude bureaucratique du titre, et sous l’épaisseur d’un document de plus d’une soixantaine de pages, se cache un profond changement de paradigme et se dessine une stratégie crédible qui pourrait bien nous mener en quelques mois seulement à une dépénalisation et généralisation de l’euthanasie.
Le constat des « sages »
Pour épargner à notre lecteur ce pensum, retraçons les principales lignes du document.
Dans une première partie, le rapport dresse un état des lieux du rapport à la mort dans notre société et des dispositifs qui accompagnent les personnes en fin de vie. Les « sages » prennent acte d’un changement du rapport à la mort, qui « n’est plus perçue comme un temps essentiel de l’expérience humaine ». La progression de la sécularisation, l’effacement du spirituel, l’individualisation accrue de la société et des modes de vie, l’insistance sur l’autonomie comme critère unique de dignité leurs semblent être les principaux ressorts de ce changement, sur lequel le comité d’éthique se garde bien de poser un jugement de valeur. Parallèlement à ce constat sociologique, l’évolution des pratiques de soin contribue à changer la donne : la médicalisation accrue en fin de vie engendre de nouvelles situations concrètes face auxquelles le cadre législatif semble peu adapté. Le comité souligne en particulier l’allongement considérable parfois du temps de la fin de vie, qui pourrait bien être, on le verra, l’un des ressorts de l’argumentation déployée en faveur d’une ouverture vers l’euthanasie. En parallèle, l’avis relève les insuffisances du développement des soins palliatifs, tant du côté de la formation des personnels de santé que des moyens consacrés à l’hôpital. Les « sages » ajoutent à ce constat celui de l’extension des situations de solitude et d’isolement chez les personnes âgées, et l’importance paradoxalement accordée par un corps social toujours plus satellisé et individualiste à l’autonomie psychique, à la « modernité du corps. » L’avis du CCNE ne manque pas enfin de mentionner « une demande dans notre société en faveur de l’aide active à mourir ».
Deux dilemmes
Pour résumer l’avis du comité d’éthique en deux points, les « sages » mettent en avant la prépondérance de deux questions à prendre en compte et concilier sur ce thème de la fin de vie : la consécration de l’autonomie de la personne et de sa liberté d’autodétermination (jusqu’à la capacité à définir son propre niveau de tolérance face à la douleur), la nécessité de renforcer la solidarité d’une société en plein délitement, où les plus faibles n’ont jamais été aussi délaissés.
À ce premier dilemme au niveau éthique et social s’en ajoute un second, concernant plus directement le cadre législatif, dans le cas immédiat d’une dépénalisation du suicide assisté ou de l’euthanasie : dans quelle mesure le droit à la liberté d’autodétermination peut-il justifier une entorse au droit à la vie. Le comité d’éthique, tout en rappelant à quel point ce droit universel et inaliénable à la vie structure nos sociétés, semble juger, à la suite de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, que les droits fondamentaux ne sont pas hiérarchisés et que leur concurrence peut amener le juge à mitiger l’un ou l’autre pour parvenir à un compromis prudentiel. Les « sages » rappellent ainsi que la Cour Constitutionnelle Fédérale Allemande a jugé dernièrement que la liberté fondamentale à disposer de soi même entachait d’inconstitutionnalité l’interdiction pénale de l’aide au suicide[1]Bundesverfassungsgericht, seconde chambre, 26 février 2020.
Ces deux dilemmes sont posés sans qu’une solution leur soit ouvertement apportée, mais d’une manière telle que l’orientation générale de la société semble rendre inéluctable leur résolution dans le sens d’une dépénalisation à court terme de l’aide active à mourir – le « petit nom » apparemment choisi pour recouvrir les tristes réalités du suicide assisté et de l’euthanasie. La référence à l’Allemagne, notre grand voisin et inspirateur, nation considérée comme très conservatrice sur ces sujets d’accompagnement en fin de vie en raison de son histoire récente, accentue le biais profond qui se dessine derrière le tableau dressé par les « sages ».
Stratégie pour une légalisation à court terme
On voit ainsi se dessiner une stratégie claire qui pourrait nous mener à court terme à une dépénalisation de l’une ou l’autre, et bientôt des deux formes de cette aide active à mourir (assistance au suicide et euthanasie).
Dans un premier temps, le constat dressé par le comité d’éthique de la pluralité et de l’évolution des situations de fin de vie pourrait conduire à élargir la base des cas considérés comme éligibles à cette aide à mourir. Là où les lois réglant l’accompagnement médical en fin de vie s’étaient jusqu’ici principalement intéressées aux personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme, les « sages » relèvent qu’il serait injuste de ne pas se préoccuper de celles dont la fin de vie s’inscrit dans un temps plus long, dont le nombre ne cesse d’augmenter avec les développements des techniques de soin. La fin de vie ne concernerait donc plus seulement les dernières semaines, mais les derniers mois voire années d’une personne. Ainsi, les dispositifs législatifs en place, qui permettent de soulager efficacement – là où les moyens suffisants sont en place – les malades dont le pronostic est engagé à court terme, ne seraient pas aptes à accompagner des personnes dont la fin de vie se dessine à moyen terme, et dont les souffrances seraient pourtant considérées comme réfractaires (graves et incurables). L’argument est en place pour demander un nécessaire élargissement de la prise en compte des situations de fin de vie, en envisageant la possibilité pour ces personnes d’une assistance au suicide.
Une telle disposition, bien sûr mise en place avec tous les garde-fous nécessaires, dans un cadre expérimental et en conservant par-dessus tout le principe de l’autonomie de chacun – y compris la liberté de conscience du personnel médical – se révélerait pourtant bientôt elle aussi injuste, puisque l’assistance au suicide ne pourrait concerner que les personnes encore aptes à poser par elles-mêmes le geste létal. On en viendrait donc inéluctablement à remettre sur la table la question d’une dépénalisation de l’euthanasie à proprement parler, dans le sens d’un geste médical posé pour faire mourir la personne. Là encore, le comité entend poser toutes les conditions nécessaires pour un bon encadrement, et respecter la liberté de chacun.
Pour résumer en quelques étapes la stratégie qui se dessine derrière l’avis des « sages », c’est une fois encore l’argument de l’égalité de tous devant la fin de vie qui conduira à une large légalisation de l’assistance au suicide et de l’euthanasie, pudiquement couvertes sous le terme d’aide active à mourir.
1. L’inégalité devant l’accès aux soins palliatifs (de droit ou de fait), devra nécessairement conduire à une évolution législative.
2. L’impossible conciliation du droit à la vie avec la liberté d’autonomie permettra de mitiger le premier pour consacrer la seconde dans une dépénalisation de l’assistance au suicide.
3. L’injustice demeurant pour les personnes hors d’état de mettre fins à leurs jours dans le cadre de ce dispositif devenant alors criante, on devra passer à l’étape suivante : l’euthanasie.
Comment ne pas frémir en voyant les étapes de ce scénario présentes dans le texte du comité d’éthique, avec à l’horizon les prochaines avancées (dont les « sages » relèvent simplement qu’ils ne les ont pas traitées pour cette fois) : extension aux mineurs, aux personnes atteintes de pathologies psychologiques… Il n’est besoin de regarder plus loin que notre voisin belge pour prendre conscience du terrible engrenage dans lequel le Président de la République s’apprête à nous engager.
Le calendrier est en place
Alors que l’hôpital n’en finit plus de prendre l’eau et que l’hémorragie du personnel de soin est plus grave que jamais, la priorité semble placée sur l’aide active à mourir : laissant l’hôpital mourir de sa belle mort, nos gouvernants vont y faire rentrer la mort à titre de soin médical. L’avis rendu le 13 septembre par le Comité Consultatif National d’Éthique a servi de base au Président pour annoncer le 29 septembre le lancement d’une « Consultation Citoyenne » sur la fin de vie. Celle-ci sera orchestrée par le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE), autre organe étatique de réflexion et de débat, qui n’avait pas brillé par son indépendance d’esprit au moment des débats concernant le « mariage pour tous ». L’issue de cette consultation, confiée à 150 citoyens tirés au sort par le CESE est prévue pour mars 2023 et devrait déboucher sur un projet de loi dont le gouvernement espère qu’il pourra être voté d’ici la fin de l’année 2023. Pour surmonter les blocages possibles, il se murmure que le Président pourrait faire appel au référendum afin de trancher la question.