Avec saint Dominique, cultiver la passion de la Vérité : sermon prononcé en la fête de saint Dominique, 4 août 2022, au couvent Saint Thomas d’Aquin de Chéméré-le-Roi.
Dieu veut que nous honorions les saints. Parce qu’ « à la différence des puissants de ce monde, Dieu ne manifeste pas sa grandeur en faisant le vide autour de lui1 » ; bien au contraire, Il veut manifester sa gloire en associant généreusement les hommes et les anges à son œuvre de salut. Certes, le Christ est le seul Sauveur, mais dès lors que nous lui sommes unis par la grâce, nous sommes intégrés dans son corps, qui est l’Église. En proportion de notre union au Christ, nous pouvons collaborer au salut du monde par notre témoignage, notre prière, notre participation à la Passion du Christ. Les saints sont les amis de Dieu, les amis de Jésus. Ils sont donc intimement unis à la source de la grâce, et certains « ont reçu un charisme spécial pour vivre et faire vivre à d’autres un aspect de l’unique et multiforme grâce du Christ2 ». Telle est la mission des fondateurs de familles religieuses, et telle est donc la mission de saint Dominique, notre bienheureux Père. Oui, saint Dominique est notre père dans la mesure où Dieu l’a associé au mystère de sa paternité. Dieu a voulu que nous soyons les enfants de saint Dominique, que nous recevions de lui son esprit et que nous vivions de cet esprit. Quel aspect de la grâce du Christ saint Dominique a-t-il reçu la mission de mettre en lumière ? Je dirais que c’est la passion de la vérité. Souvenez-vous de la phrase de Jésus devant Pilate : « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37). La vie dominicaine est tout entière résumée dans cette affirmation du Christ. Oui, un fils de saint Dominique contemple la vérité, prêche la vérité, vit de la vérité.
Contempler la vérité
On n’a pas commencé d’être dominicain tant que l’on n’a pas commencé d’être contemplatif. La contemplation, c’est tout simplement un regard amoureux et simple sur la Vérité première, sur Dieu. Vous savez peut-être que saint Dominique a d’abord fondé, en 1215, un monastère de moniales contemplatives, et que les frères ne sont arrivés que quelques années plus tard : comme pour signifier, par la chronologie de la fondation, que la contemplation était le socle, le fondement inamovible sur lequel devait s’édifier la vie dominicaine. Toute l’organisation d’un couvent a pour but de fournir le cadre pour que les frères puissent se livrer, sans relâche, à cette activité. Voilà pourquoi la première de nos observances est le silence, dont nos constitutions rappellent qu’il est le père des Prêcheurs. Le silence, c’est l’écrin où repose la perle de la contemplation. Pour un Dominicain, le silence ne peut être rompu que pour trois raisons : louer Dieu dans l’office divin, s’entretenir dans la charité avec ses frères, parler de Dieu aux hommes. Le silence devient ainsi comme la respiration de l’âme dominicaine. Il apprend au Prêcheur cette disposition fondamentale qu’est l’écoute : écoute du prochain bien sûr, mais aussi et avant tout écoute de Dieu, dans la prière personnelle, et dans l’étude. Oui, car vous l’avez remarqué, les Dominicains étudient. Mais attention, le frère prêcheur n’est pas un intello un peu perché dans sa tour, qui passe sa vie à écrire des livres que personne ne comprend ! non ! S’il étudie, c’est parce qu’il est amoureux de la vérité. Il sait qu’au ciel notre activité principale sera de connaître la vérité : souvenez-vous de cette phrase de saint Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). Le ciel, c’est connaître, c’est contempler avec amour la vérité. Alors, les Dominicains anticipent. Si je dois passer mon ciel à contempler la vérité, autant commencer dès à présent ! Voilà pourquoi l’étude de la théologie a une place si importante pour nous. Elle nous permet de faire vivre dans notre esprit les grandes vérités de notre foi, et les mystères de notre salut. Et vous savez ce que dit saint Augustin : on n’aime que ce que l’on connaît ! Connaître la vérité sur Dieu nous dispose à mieux l’aimer.
Prêcher la vérité
Si le dominicain contemple la vérité, c’est bien sûr pour se l’approprier personnellement, mais c’est aussi qu’il est appelé à la communiquer. C’est même là sa principale mission, d’où son ordre tire son nom : Frères Prêcheurs. Pourquoi un Dominicain prêche-t-il ? Pour le salut des hommes. Et que prêche-t-il ? La vérité qu’il a contemplée, qu’il a étudié, qu’il a approfondie dans la prière. Il prêche la vérité sur Dieu, autrement dit, n’ayons pas peur des mots, il prêche la théologie. Car, pour saint Thomas, la sacra doctrina, ou théologie, n’est pas d’abord une science réservée à une élite. Elle désigne plutôt l’ensemble des vérités révélées, dont la connaissance est nécessaire à tout fidèle pour s’orienter efficacement, avec la grâce de Dieu, vers sa fin dernière, c’est-à-dire Dieu connu et aimé dans la gloire du ciel3. En ce sens, la théologie est une « scientia salutaris », une science du salut, à laquelle tout homme est appelé à participer à mesure de son état de vie et de ses capacités. Comme le souligne un dominicain contemporain, la théologie « n’est pas étrangère au mouvement de l’être chrétien en quête de Dieu ; au contraire, elle prend place exactement sur la trajectoire qui va de la foi à la vision bienheureuse4 ». Et il n’y a pas de plus grande joie, pour un fils de saint Dominique, de voir des esprits s’illuminer au contact de la vérité divine ; et de sentir les cœurs s’embraser d’amour pour cette vérité qui a un nom et un visage : Jésus-Christ. Mais n’oublions pas que lorsqu’un dominicain prêche, il n’est qu’un instrument : c’est le saint Esprit qui fait résonner dans le cœur de ceux qui l’écoute ces grandes vérités, et qui leur donne toute leur puissance de conversion. C’est cette action du Saint-Esprit qui explique aussi, que bien souvent, après un sermon, on ressent le besoin de se convertir, car la lumière de vérité qui a fécondé notre cœur nous fait sentir le décalage entre la vie que l’on mène et la sainteté que Dieu veut de nous.
Vivre de la vérité
C’est là la dernière exigence de la prédication dominicaine : nous seulement dire la vérité, mais aussi vivre de la vérité. La communication de la Vérité divine est suspendue à la sainteté manifeste de la vie du prédicateur. Comme l’écrivait Pascal : « je ne crois que les histoires dans les témoins se feraient égorger5. » Pour que la prédication soit efficace, il est donc une vertu que le prêcheur doit cultiver : la vertu de vérité – également appelée véracité – par laquelle « les paroles et les actes sont conformes à la vérité qu’elles expriment6 ». Et si le décalage entre la parole qu’on annonce et la vie que l’on mène est trop grand, il faut avoir le courage, avec la grâce de Dieu, de transformer son existence pour la conformer aux exigences du témoignage que l’on rend. « C’est une bienheureuse nécessité, écrit le père Dehau, à laquelle certains prédicateurs ont été acculés : au lieu de prêcher parce qu’ils étaient saints, ils sont devenus saints parce qu’ils prêchaient7. » Voilà pourquoi, mes bien chers frères, vous avez le devoir de prier pour nous. De prier pour que nous restions fidèles à cette mission si noble, si belle et si nécessaire pour les âmes. Priez pour que nous nous souvenions toujours que nous ne sommes que des instruments ; priez pour que nous restions humbles, car l’humilité, c’est la joie d’être un instrument dans les mains du Seigneur.
Vérité contemplée, vérité prêchée, vérité vécue. Telle est la triple mission du fils de saint Dominique. La gloire d’un père c’est la sainteté de ses fils. La gloire de saint Dominique, c’est notre sainteté. Du haut du ciel, il nous regarde, il veille sur nous, il intercède pour les membres de sa famille. Ô saint Dominique, demandez-vous-même à Dieu pour nous la grâce d’être fidèle à votre esprit. Et si telle est sa volonté, demandez-lui aussi de susciter dans le cœur des jeunes gens et des jeunes filles ce désir d’offrir leur vie pour la cause de la vérité. Notre monde en a besoin.
1 Serge-Thomas Bonino, « Présentation », in Marie-Étienne Vayssière, La dévotion à saint Dominique, Paris, Cerf, 2012, p. 57.
2 Ibid., p. 58.
3 Cf. Somme de théologie, Ia pars, q. 1, a. 1.
4 Jean-Pierre Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Paris, Cerf, 20173, p. 11
5 Blaise Pascal, Pensées, no 593 [édition Brunschvicg].
6 Somme de théologie, IIa IIae, q. 109, a. 2, resp.
7 Thomas Dehau, L’Apostolat de Jésus. Approche théologique, Éditions Saint Paul, 1995, p. 240.