Pourquoi continuer à célébrer dans une langue incompréhensible pour les fidèles ? L’usage du latin dans la liturgie intrigue : et pourtant, les avantages d’une langue sacrée pour louer Dieu sont nombreux, en voici quelques-uns. Depuis le troisième siècle jusqu’au Concile Vatican II, en passant par la méconnue constitution apostolique Veterum Sapientia de Jean XXIII, l’Église nous rappelle que le latin est sa langue, et celle du culte sacré.
Nous retiendrons huit motifs ou raisons justifiant l’emploi du latin dans les rites liturgiques ; raisons que nous ne donnerons pas selon l’ordre de leur importance.
Première raison : le latin, artisan d’unité
Le latin contribue à manifester et cultiver (non de manière exclusive, bien sûr) deux des quatre notes de l’Église : son unité et sa catholicité (universalité). L’emploi d’une langue liturgique unique (au moins pour le rit latin) favorise l’unité dans la prière, quel que soit le continent où celle-ci se déroule. Être catholique dépasse les frontières. C’est d’ailleurs ce que rappelait Pie XI, cité par le saint Pape Jean XXIII à la veille du Concile Vatican II dans sa Constitution apostolique Veterum sapientia, sur l’emploi de la langue latine :
En effet, l’Église qui groupe en son sein toutes les nations, qui est destinée à vivre jusqu’à la consommation des siècles… a besoin de par sa nature même d’une langue universelle, définitivement fixée, qui ne soit pas une langue vulgaire[1]Pie XI, Lettre apostolique Officiorum omnium, 1922, A.A.S. 14 (1922).
Ce qui était vrai alors ne l’est-il pas encore davantage à notre époque où il est si facile et si courant de voyager dans des pays étrangers ? L’emploi d’une langue liturgique commune et unique pour le culte permet aux chrétiens du monde entier de se sentir dans n’importe quelle église de la planète, comme dans son propre pays. Et de pouvoir prier ainsi avec ses frères, non comme un étranger.
Deuxième raison : l’indépendance de l’Église
Plus encore et dans le même sens, l’emploi d’une langue liturgique non parlée dans la vie de tous les jours montre l’indépendance de l’Église – et donc sa liberté – par rapport à tous les pays. Historiquement, quand le latin devînt la langue de la liturgie romaine au troisième siècle, il était alors parlé à Rome ; ce temps est depuis très longtemps révolu et l’Église aujourd’hui possède pour son culte une langue qui n’est la langue d’aucun pays. Par-là elle ne privilégie nulle contrée par rapport à une autre et manifeste ainsi son indépendance : « il ne suscite pas de jalousies, il est impartial envers toutes les nations, il n’est le privilège d’aucune, il est accepté par toutes tel un ami[2]Jean XXIII, Veterum Sapientia, 3 » écrivait encore au sujet du latin le Bon Pape Jean XXIII. Et encore : « l’Église catholique, parce que fondée par le Christ Seigneur, surpasse de loin en dignité toutes les sociétés humaines, et il est juste qu’elle utilise une langue non pas vulgaire, mais noble et majestueuse[3]Jean XXIII, Veterum Sapientia, 7. » Dans notre séminaire de Wigratzbad, s’il fallait donner une illustration, 18 nationalités se côtoient ; l’usage du latin dans la liturgie, sans favoriser un groupe par rapport à un autre, permet une prière commune.
Troisième raison : le latin, au service de la précision théologique
L’usage d’une langue devenue morte (mais langue vivante « pour l’Église » comme le rappelait Jean XXIII) favorise également la rectitude de la doctrine théologique véhiculée par les textes liturgiques. Une langue vivante évolue nécessairement ; le sens de ses mots avec le temps s’altère tandis que dans une langue morte, ce même sens est fixé, pour ne pas dire « canonisé ». Cela garantit la protection du dogme. C’est ce que rappelait le Pape Pie XII dans son Encyclique Mediator Dei :
L’emploi de la langue latine, en usage dans une grande partie de l’Église, est un signe d’unité manifeste et éclatant, et une protection efficace contre toute corruption de la doctrine originale[4]Pie XII, Mediator Dei, I, V, § 3.
Suivi ici encore par saint Jean XXIII dans Veterum sapientia :
La langue de l’Église doit non seulement être universelle, mais immuable. Si en effet les vérités de l’Église catholique étaient confiées à certaines ou à plusieurs des langues modernes changeantes dont aucune ne fait davantage autorité que les autres, il résulterait certainement d’une telle variété que le sens de ces vérités ne serait ni suffisamment clair ni suffisamment précis pour tout le monde : et de plus, aucune langue ne pourrait servir de règle commune et stable pour juger du sens des autres[5]Jean XXIII, Veterum Sapientia, 6 .
Les récentes et heureuses corrections apportées par le Saint-Siège à la traduction liturgique du Notre-Père (supprimant le « ne nous soumets pas à la tentation »), ou encore à celle du « consubstantiel » du Credo (supprimant le « de même nature »), ou encore celle du « pro multis » des paroles de la consécration demandant à traduire « pour beaucoup » au lieu de « pour tous », rappellent que les traductions liturgiques peuvent parfois dénaturer le texte original et fortement amoindrir la doctrine catholique.
Quatrième raison : le latin, la langue du sacré
C’est sans aucun doute le point le plus important. « Nul ne peut voir Dieu sans mourir[6]Ex 33, 20 ». Dans les saints évangiles, le Seigneur, pour parler à ses disciples les conduisait souvent sur la montagne, ou tout du moins les prenait à l’écart. Pour voir Dieu, pour l’entendre et lui parler, il faut savoir quitter un peu le monde qui très souvent fait écran. Qui n’a jamais bénéficié spirituellement d’une retraite « loin des siens » ?
Le latin possède un peu cette fonction. Il est une langue concrètement réservée au culte. Une langue non parlée dans la vie de tous les jours. Il est ainsi un moyen de nous disposer à rencontrer celui qui est le « tout autre » ; la liturgie en latin nous fait sensiblement (par l’ouïe) pénétrer dans un domaine autre que celui du quotidien profane ; un domaine qui nous dépasse : il est une marche nous permettant de nous introduire dans un domaine sacré. Elle permet d’exprimer la transcendance absolument nécessaire à la notion même de religion. De même que l’Église demande au prêtre de revêtir pour l’exercice du culte des ornements réservés uniquement au culte ; de même qu’il ne doit offrir normalement le saint Sacrifice de la Messe que dans un lieu « sacré » ; de même il va jusqu’à utiliser une langue qui n’est plus la sienne mais qui est celle de l’Église : car qu’est-ce que la liturgie sinon finalement le culte officiel de l’Église ? Et l’Église possède pour ce culte une langue.
Dom Guéranger, fondateur de l’abbaye de Solesmes au XIXème siècle, écrivait :
À chaque heure du jour, le service divin a lieu dans les églises catholiques ; le fidèle qui y assiste laisse sa langue maternelle sur le seuil ; hors les heures de la prédication, il n’entend que des accents mystérieux qui même cessent de retentir dans le moment le plus solennel, au canon de la messe ; et cependant ce mystère le charme tellement, qu’il n’envie pas le sort du protestant, quoique l’oreille de celui-ci n’entende jamais que des sons dont elle perçoit la signification[7]Dom Guéranger, Les Institutions liturgiques , Vol. I, chap. 14.
Cinquième raison : le latin, écrin d’un trésor à conserver et à transmettre
La langue latine favorise la piété. Non pas ici seulement dans le sens de dévotion, mais la piété-vertu qui nous fait conserver et vénérer l’œuvre de nos pères. Depuis le IIIe siècle en effet, la liturgie romaine est latine. La conservation de cette langue liturgique aujourd’hui nous inscrit dans le sillage de tous ceux qui nous ont précédé depuis bien des siècles. Nous prions avec les mêmes mots que saint Grégoire le Grand, saint Thomas d’Aquin ou encore sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. C’est l’unité de l’Église non plus seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Écoutons encore Jean XXIII nous dire :
Le latin, qu’on peut à bon droit qualifier de langue catholique parce que consacrée par l’usage ininterrompu qu’en a fait la chaire apostolique, mère et éducatrice de toutes les Églises, doit être considéré comme un trésor… d’un prix inestimable, et comme une porte qui permet à tous d’accéder directement aux vérités chrétiennes transmises depuis les temps anciens et aux documents de l’enseignement de l’Église ; il est enfin un lien précieux qui relie excellemment l’Église d’aujourd’hui avec celle d’hier et avec celle de demain[8]Jean XXIII, Veterum Sapientia, 8.
À cela il faut ajouter encore qu’il existe un répertoire de chants et d’hymnes en latin que l’Église a le devoir de préserver et de transmettre. C’est ce qu’affirmait le Cardinal Ferdinand Antonelli, secrétaire de la Congrégation des rites du temps de saint Paul VI : « de nombreux textes d’une incomparable beauté ne pourront jamais trouver leur équivalent dans une traduction, fut-elle la plus parfaite ; ainsi, un patrimoine mélodique, grégorien et polyphonique très précieux et incomparable est lié à la langue latine ».
Sixième raison : le latin, porte d’entrée du mystère
Cet aspect est lié à la sacralité du latin. Le latin, par une relative opacité, permet une participation liturgique plus intérieure (par opposition à plus extérieure) et peut-être de fait plus profonde. Si la langue vernaculaire permet certainement de « comprendre » davantage le sens intelligible des mots que ne le fait le latin (il faut toutefois relativiser du fait de l’emploi généralisé de missels bilingues pour les fidèles), l’emploi d’une langue sacrée nous permet cependant de dépasser la seule signification des mots pour atteindre davantage le mystère qui se cache derrière eux. Car il existe une intelligibilité du culte qui dépasse le seul sens des mots, et qui est manifestée par les gestes (en particulier de révérence), les ornements liturgiques, la beauté des vases sacrés, et la langue sacrée ! Par tout cela nous sommes introduits dans le mystère. Et par le mystère (manifesté encore par le silence) on atteint Dieu : « C’est dans ce silence, insupportable à l’homme extérieur, que le Père nous dit son Verbe incarné[9]CEC 2717. »
Septième raison : un puissant frein aux abus.
L’emploi de la langue latine empêche le prêtre de trahir la liturgie : quel prêtre serait tenter d’improviser en latin ? Et s’il en était capable… quel bénéfice en tireraient les fidèles ? Le Saint-Siège souvent déplore avec justesse (pensons par exemple à l’instruction Redemptionis sacramentum de la Congrégation pour le culte divin du temps de Jean-Paul II) les innovations liturgiques dont souffrent beaucoup de fidèles. L’emploi du latin ne serait-il pas un remède à beaucoup de ces innovations ?
Huitième raison : fidélité au Concile Vatican II
La conservation du latin dans la liturgie, c’est aussi être fidèle au Concile Vatican II. Et cela peut surprendre beaucoup de fidèles. La Constitution conciliaire Sacrosanctum concilium sur la liturgie a permis, c’est vrai, de donner dans la liturgie une plus grande place à la langue vernaculaire, « surtout pour les lectures et les monitions » (c’est pourquoi d’ailleurs le Motu proprio Summorum Pontificum autorisera dans le cadre de la liturgie traditionnelle la lecture aux messes basses de l’épître et de l’évangile en langue vernaculaire) ; cette même Constitution conciliaire affirmait cependant avant tout, au début du paragraphe consacré à la question de la langue liturgique, que « l’usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins[10]Concile Vatican II, Constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium, 36, 1. » La pratique universelle actuelle du « tout vernaculaire » est-elle vraiment fidèle au texte conciliaire ?
Pour conclure, la question du latin dans la liturgie n’est pas une question de nécessité absolue, loin de là, mais une question de haute convenance. Ainsi en a jugé l’Église pendant des siècles. L’emploi d’une langue sacrée dans l’exercice du culte dispose les participants que nous sommes à entrer plus facilement dans la dimension sacrée du mystère célébré. Et la disposition en matière de culte est importante. Comme à Moïse dans l’épisode du buisson ardent, Dieu nous dit encore aujourd’hui avant de se manifester à nous : « N’approche pas d’ici, ôte tes chaussures de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte[11]Ex 3, 5. »
Annexe
Concile de Trente, session XXII sur la Messe
Chapitre V
La nature humaine est telle qu’elle ne peut facilement s’élever à la méditation des choses divines sans des aides extérieures. C’est pourquoi notre pieuse mère l’Église a institué certains rites, pour que l’on prononce à la messe certaines choses à voix basse et d’autres à voix plus haute. Elle a aussi introduit des cérémonies, telles que les bénédictions mystiques, les lumières, les encensements, les vêtements et de nombreuses autres choses de ce genre, reçues de l’autorité et de la tradition des apôtres. Par-là serait soulignée la majesté d’un si grand sacrifice, et les esprits des fidèles seraient stimulés, par le moyen de ces signes visibles de religion et de piété, à la contemplation des choses les plus hautes qui sont cachées dans ce sacrifice.
Chapitre VIII
Bien que la messe contienne un grand enseignement pour le peuple fidèle, il n’a pas cependant paru bon aux pères qu’elle soit célébrée çà et là en langue vulgaire. C’est pourquoi, tout en gardant partout le rite antique propre à chaque Église et approuvé par la sainte Église romaine, mère et maîtresse de toutes les Églises, pour que les brebis du Christ ne meurent pas de faim et que les petits ne demandent pas du pain et que personne ne leur en donne, le saint concile ordonne aux pasteurs et à tous ceux qui ont charge d’âme de donner quelques explications fréquemment, pendant la célébration des messes, par eux-mêmes ou par d’autres, à partir des textes lus à la messe et, entre autres, d’éclairer le mystère de ce sacrifice, surtout les dimanches et les jours de fête.
Références[+]
↑1 | Pie XI, Lettre apostolique Officiorum omnium, 1922, A.A.S. 14 (1922) |
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↑2 | Jean XXIII, Veterum Sapientia, 3 |
↑3 | Jean XXIII, Veterum Sapientia, 7 |
↑4 | Pie XII, Mediator Dei, I, V, § 3 |
↑5 | Jean XXIII, Veterum Sapientia, 6 |
↑6 | Ex 33, 20 |
↑7 | Dom Guéranger, Les Institutions liturgiques , Vol. I, chap. 14 |
↑8 | Jean XXIII, Veterum Sapientia, 8 |
↑9 | CEC 2717 |
↑10 | Concile Vatican II, Constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium, 36, 1 |
↑11 | Ex 3, 5 |