Comme à travers le feu : Roman oublié mais œuvre magnifique, Grand Prix de Littérature Catholique 1963.
Autobiographie d’un prêtre singulier
L’ouvrage de Jean Montaurier présente une valeur autobiographique indéniable : les héros partagent des traits qui les font ressembler à s’y méprendre à Edmond Fleury, l’auteur qui se cache derrière le pseudonyme de Montaurier. Vocation tardive, l’abbé Fleury fut ordonné prêtre pour le diocèse de Clermont en 1935, prisonnier en Allemagne de 1940 à 1945 puis quinze ans curé-doyen de Randan, dans le Puy-de-Dôme.
L’ouvrage prend la forme d’un journal, publié à titre posthume par un prêtre, doyen d’un village de bord de mer, ami et témoin des derniers mois du narrateur. Celui-ci, prêtre également, originaire d’un pays de montagnes, de campagnes et de volcans, est exilé dans une paroisse côtière à la suite de déboires divers.
Nouveau « Journal d’un curé de Campagne, » l’ouvrage de Montaurier se distingue par son esprit profondément sacerdotal : nul autre qu’un cœur de prêtre aurait pu décrire avec tant de précision et de finesse les joies et les souffrances du ministre de l’Église. L’ouvrage est un véritable témoignage de la douleur ressentie par le pasteur d’un troupeau bigarré.
Le ministre du Christ et le scandale des bien-pensants
Profondément évangélique, l’ouvrage accomplit un réel parcours initiatique : imprégné de l’esprit de l’Écriture, le narrateur a choisi la prêtrise après une vie paysanne active. Or il réalise rapidement que son discours et ses aspirations sont en décalage complet avec l’esprit casanier et fixiste des bien-pensants et des notables de sa paroisse. Manipulateurs, bavards, ne reculant devant aucun mensonge ou séduction, ceux-ci essaient par tous les moyens de faire tomber le prêtre dans leur escarcelle. Le prêtre exilé rencontre alors le chemin d’un confrère qui partage ses aspirations mais vit ce décalage sur le mode de la révolte : celui-ci est son doyen, curé du canton, mais quitte bientôt sa charge, dégoûté par les intrigues des plus en vue de ses ouailles, groupées autour de la « colonelle. »
C’est la rencontre de deux cœurs de prêtres, amoureux du Christ et de son Église mais blessés par l’insensibilité et la dureté de certains de ses membres. La confrontation entre le scandale des pharisiens, le conformisme de riches paroissiens élitistes, qui n’ont de chrétien que le nom, et la pauvreté d’âme de deux passionnés de l’Évangile, fait entrer dans la profondeur de leur drame personnel. Leur souffrance est renforcée par l’incompréhension de leur hiérarchie, qui semble chercher avant tout la sécurité d’un tranquille conformisme, et de leurs confrères, qu’ils soient trop zélés, tel ce religieux moralisant qui vient les visiter comme par hasard, en mission quasi-officielle de l’évêché, ou “dans le vent, comme ce jeune ordonné parcourant les paroisses dans une abominable pétarade de moto.
Le narrateur et son confrère sont en effet deux cœurs de prêtre, fragiles, mais que l’on sent battre au rythme de la Sainte Écriture, de la messe, du bréviaires et des psaumes priés dans les formules ciselées de la Vulgate latine. La rencontre entre ces deux écorchés vifs, à la foi pudique et profonde, dirigés providentiellement l’un vers l’autre et bientôt rejoint par la figure mystérieuse d’un troisième protagoniste.
Le questionnement des âmes, le lieu propre des corps
Roman des âmes, Comme à travers le feu est cependant profondément incarné dans le concret. C’est la grâce propre de Jean Montaurier, que l’on retrouve avec bonheur dans Et ils le reconnurent, que d’incarner le drame intérieur de ses personnages dans une magnifique louange à la création. Dans Comme à travers le feu, ce sont successivement les deux régions d’origine des héros qui sont ainsi magnifiées, passant des bords de mer aux volcans.
Le talent indéniable de l’écrivain est mis au service d’un profond questionnement sur le véritable rôle du prêtre. Que peut-il faire pour ses paroissiens, comment les élever de leur glèbe et les orienter vers le divin, cultiver la parcelle de vigne confiée par le Seigneur ? Comment être parmi eux le signe du Christ et de sa radicalité. Est-ce se compromettre que de demeurer à leur côté malgré le pharisaïsme généralisé ? Les deux confrères découvrent chaque jour un peu plus, par l’expérience, que leur véritable rôle est celui d’un sacrifié. « Sans effusion de sang, il n’y a pas de rachat » : ce verset de l’épître aux Hébreux[1]He 9, 22, qui clôt l’œuvre, en est le résumé sublime.
Parmi les autres questions qu’aborde avec finesse le roman de Montaurier, on trouvera par exemple celle de l’enracinement de l’homme. Où l’individu – même prêtre – peut-il puiser la force de se donner, même aux causes les nobles ? Qu’est-il s’il n’a pas ce lien vital à sa terre – ou à sa mer ? Avec les origines et horizons bigarrés, les deux héros en sont une belle illustration.
La théologie sûre et profonde du vieux prêtre auvergnat se retrouve dans sa manière d’aborder la difficile question des rapports entre nature et grâce : « On ne me fera jamais admettre que les médications spirituelles doivent sacrifier l’homme pour assurer le triomphe de la grâce. Si l’homme titube, la grâce le suit dans ses entrechats. Réduire en moi l’homme, cela veut dire, selon l’Évangile, le tailler… et si je taille ma vigne, c’est pour qu’elle soit plus belle. » Comment mieux exprimer les antiques maximes de saint Thomas d’Aquin : la grâce ne détruit ni ne remplace la nature, elle la suppose, la guérit et la surélève…
Une citation pour finir
Le roman se termine par un post-scriptum, que rédige l’un des protagonistes après le décès de l’autre, au moment de publier son journal. Quelques lignes qui résument magnifiquement le parcours initiatique de ces deux prêtres.
« En l’âme et le cœur de ce prêtre, le ciel et la terre s’étaient enfin réconciliés. Il pouvait maintenant tout aimer : sa terre, son soleil, ses fleurs, et Dieu, d’un même élan. À la question que j’eus l’audace de lui poser : « Pourquoi avez-vous fait cela ? » il répondit très doucement : « La feuille tombe, la grappe est écrasée, le grain moulu, l’aurore sort de la nuit. Le Christ le savait qui s’étendit sur l’Arbre. Une seule Loi, un seul Amour, un même Sacrifice, la même sève, un seul poème… Je n’ai fait qu’imiter. Sans effusion de sang, il n’y a pas de rachat. »