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Libre entretien sur l’été 1988 (1/5)

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La mémoire du passé nous enseigne sur les défis du présent : c’est cela, l’esprit traditionnel. Alors que l’histoire semble se répéter, et que le mouvement traditionaliste traverse une nouvelle période d’épreuves, ces entretiens du Père de Blignières sur les combats de nos aînés sont extrêmement précieux. Il nous rappelle l’importance de cette ligne de crête, exigeante comme l’est la vérité : fidélité à la tradition et fidélité au Saint Siège.
 
Le P. Louis-Marie de Blignières est le fondateur et l’actuel prieur de la Fraternité Saint-Vincent Ferrier. Cet entretien inédit sera publié en cinq parties sur Claves.org du 26 au 30 avril 2022.

L’été 2021, durant lequel est paru le motu proprio Traditionis custodes, a vu la réactivation de divers sujets brûlants. Ces sujets intéressent toute l’Église, mais particulièrement les catholiques attachés aux pédagogies traditionnelles de la foi, habituellement désignés sous le qualificatif de « traditionalistes ». Il s’agit notamment du statut des rites liturgiques antérieurs aux réformes de Paul VI, de la place des Instituts Ecclesia Dei et de la situation ecclésiale de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X [dans la suite : FSSPX].

Les restrictions drastiques apportées à la célébration des rites antérieurs à la réforme sont-ils la preuve que ceux qui ont été péjorativement qualifiés de « ralliés[1]« Rallié » est l’épithète accolée par certains partisans des sacres du 30 juin 1988 aux prêtres et fidèles qui n’ont pas suivi Mgr Lefebvre après les sacres du 30 juin 1988, et qui ont … Continue reading » ont eu tort d’accepter une régularisation canonique, et que « Mgr Lefebvre avait raison » ? On peut dire que l’été 2021 renvoie à un autre été, trente-trois ans auparavant. En effet, le 30 juin 1988, Mgr Marcel Lefebvre, après avoir dénoncé le Protocole d’accord qu’il avait signé le 5 mai avec le Saint-Siège, a sacré quatre évêques sans mandat pontifical et contre l’ordre formel du Souverain Pontife. Les contextes sont très différents, mais l’actualité ecclésiale semble reposer aujourd’hui les grandes questions de 1988.

Pourquoi vous exprimez-vous sur cette période ?

Il se trouve que j’ai été témoin d’assez près des événements de cet été-là. D’une part, comme ami et soutien des fondateurs de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre, canoniquement érigée le 18 octobre 1988, notamment des abbés Denis Coiffet, Joseph Bisig, Gabriel Baumann, Patrick du Faÿ et Philippe Tournyol du Clos. D’autre part, comme fondateur (en septembre 1979) de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, qui a reçu un statut canonique le 28 octobre 1988.

Par ailleurs, depuis quelques années déjà, des prêtres, des religieux et des laïcs de la jeune génération m’interrogent sur la crise dans l’Église, sur l’histoire du traditionalisme et sur cette période cruciale de 1988. Sur ces thèmes, l’ignorance de beaucoup (notamment des jeunes attirés par les rites traditionnels) est aussi grande que leur désir de savoir. Les questions de ce « libre entretien » rassemblent et synthétisent les interrogations d’un grand nombre de personnes de tous âges et se répartissant sur divers positionnements dans l’Église.

Pour le contexte historique général et le déroulement des faits, on dispose maintenant d’une chronique suivie, fruit d’un labeur consciencieux, avec le récent livre d’Yves Chiron[2]Yves Chiron, Histoire des traditionalistes, Paris, Éditions Tallandier, 2022, 638 pages.. Dans les lignes qui suivent, je vais concentrer mon témoignage sur la façon dont ceux qui étaient en désaccord avec la décision de Mgr Lefebvre ont vécu les événements, ainsi que sur leurs motivations théologiques.

Je précise que j’ai connu la plupart des personnes dont je parle ci-dessous, notamment l’abbé V.-A. Berto (théologien de Mgr Lefebvre à Vatican II) et Jean Madiran. J’ai aussi bien connu Mgr Lefebvre dans toutes les années 1970 et 1980. J’ai été ordonné prêtre par lui en août 1977 et je lui garde admiration et gratitude pour ses grandes qualités épiscopales et sa vraie charité apostolique.

Quel était le contexte du traditionalisme avant cet été 1988 ?

Le traditionalisme est né en réaction à la crise dans l’Église. Les causes de cette crise se préparent dès l’après-guerre, mais la crise elle-même se manifeste de façon aiguë après le concile Vatican II, notamment dans le domaine de la doctrine de la foi, de la catéchèse et de la liturgie. L’existence de cette crise est un fait bien documenté, qui n’est aujourd’hui plus guère remis en question, à la différence du déni qui a marqué les années 60 et 70[3]Cf. Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, Seuil, 2018, 284 p. ; recension dans Sedes Sapientiæ, n° 145, septembre 2018.. Il faut noter d’ailleurs que bien des catholiques (et même certains non-catholiques) ont réagi contre la diminution des vérités de la foi, contre le primat de la pastorale sur la doctrine, et contre la décadence de la liturgie. On pourra se reporter, à titre d’exemples parmi beaucoup d’autres, aux livres de Jacques Maritain[4]Jacques Maritain, Le Paysan de la Garonne, Desclée de Brouwer (1re éd. 1966). Il stigmatise « la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits “intellectuels”, … Continue reading ou d’Étienne Gilson[5]Étienne Gilson, Les tribulations de Sophie, Vrin, 1967. « Le désordre envahit aujourd’hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la Dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la … Continue reading, et à la pétition présentée à Paul VI par des artistes et écrivains de haut niveau pour le maintien de la liturgie traditionnelle (qui a abouti en 1971 à l’indult dit « Agatha Christie[6]Cf. Y. Chiron, op. cit., pp. 216-217.  Cet indult a été concédé à la suite de la demande d’un certain nombre de personnalités du monde des lettres et des arts, dont la célèbre romancière … Continue reading»).

Le traditionalisme se dessine dans les années 50, avec notamment la lutte contre les nouvelles méthodes catéchétiques, l’opposition à la résurgence d’une théologie imprégnée de modernisme, le combat contre les influences marxistes au sein de l’Église. On peut dire qu’il se concrétise en deux temps :

  • À l’issue du concile, par la position exprimée dans la revue Itinéraires (position qui était aussi celle de l’abbé V.-A. Berto, qui fut au concile le théologien de Mgr Lefebvre), énonçant le principe de recevoir les actes du concile « en les interprétant dans l’esprit et à la lumière des enseignements antérieurs du magistère »[7]Jean Madiran, « Le choix n’est pas entre “le concile” et “le schisme” », Itinéraires, Supplément Voltigeur n° 172 du 15 novembre 1989, p. 1. ;
  • En 1969 et 1970, lorsque la nouvelle messe est introduite de façon à supprimer l’ancienne, avec les réactions dont le Bref Examen critique du Nouvel Ordo Missæ, présenté par les cardinaux Ottaviani et Bacci, est le plus connu.

Depuis cette date, la question de la possibilité de la réception du concile à la lumière de la tradition, et le jugement critique sur la réforme liturgique, ont constitué (avec de nombreuses et importantes nuances) les deux pôles du positionnement traditionaliste.

Quel était le rôle de Mgr Lefebvre durant cette période ?

Il importe de relever que, contrairement à ce que beaucoup croient aujourd’hui, le traditionalisme n’a pas été fondé par Mgr Marcel Lefebvre, et qu’il ne se réduit pas à la FSSPX. Nombreux sont (surtout en France, pays qu’un évêque qualifiait récemment de « réacteur nucléaire du traditionalisme ») les revues, les personnalités laïques et les prêtres[8]On se reportera à la documentation précise d’Yves Chiron. Pour les revues, outre Itinéraires, citons La Pensée catholique, L’Homme Nouveau, Le combat de la foi, Courrier de Rome, Forts … Continue reading qui, dès avant le concile et dans les années qui le suivent, militent pour le maintien des pédagogies traditionnelles. Ils s’opposent à un esprit nouveau ruineux pour la foi et qui sape la vitalité de l’Église, notamment en vidant les séminaires et les instituts religieux. Toute une résistance traditionnelle aux déviations modernes se développe. La pensée catholique classique qui s’exprime dans cette résistance est variée et elle est loin de se réduire à une réaction aux abus. Mais la hiérarchie ne la prend pas en considération (et elle y répond souvent par des mises en garde ou des condamnations). Les intellectuels progressistes, à de rares exceptions près[9]Le Concile en question. Correspondance Congar-Madiran sur Vatican II et sur la crise de l’Église, Dominique Martin Morin, 1985., ne cherchent pas le dialogue. Madiran rappelle en 1989 ce que les collaborateurs de sa revue ont accompli, en toute indépendance (même si existaient des liens personnels amicaux) par rapport à Mgr Lefebvre et à son œuvre.

 Il est d’autres prêtres, il est d’autres laïcs, et surtout il est un courant de pensée militante, le nôtre, constitué en lui-même, antérieur à Écône et non pas disciple d’Écône ; absolument distinct d’une institution éconienne et d’un mouvement lefebvriste dont je ne souhaite, ni qu’ils soient traités comme un schisme, ni qu’ils le deviennent, mais qui assument évidemment ce double risque.  […] Contre l’esprit nouveau, contre la nouvelle religion, nous professons ce que l’Église a toujours professé, et déjà (en partie) la philosophie naturelle : la primauté de la contemplation sur l’action, de la dogmatique sur la pastorale, de la tradition sur l’innovation. Dans cette ligne, à cette condition, nous ne croyons pas impossible de recevoir et d’interpréter le concile Vatican II à la lumière de la tradition[10]Jean Madiran, art. cit., pp. 4-6, soulignement de l’auteur..

Pour la crise liturgique, qui commence avec les premières réformes de 1964, relevons un élément important, qui se situe aussi en dehors de l’influence de Mgr Lefebvre. C’est cette résistance de prêtres et de laïcs, qui prolonge sur le terrain les prises de positions des théologiens traditionnels. J’ai connu personnellement plusieurs de ces « résistants de la base ». Dans son enquête historique, Yves Chiron relève qu’il y eut, à l’initiative de laïcs, de nombreuses créations d’« Associations Saint-Pie-V », à la suite de la promulgation du nouvel Ordo, et lorsque les condamnations de Mgr Lefebvre donnèrent un énorme écho médiatique à la question traditionnaliste.

 Dans les faits [en 1969-1970], c’est la « résistance » de la base qui a permis que la messe traditionnelle perdure malgré les interdits de Rome, des Conférences épiscopales ou des diocèses. […] [À] partir de l’été 1976, de nombreuses associations de catholiques attachés à la liturgie traditionnelle furent créées dans toute la France, s’ajoutant aux dizaines qui existaient déjà. Ces associations locales, au nom souvent identique, ne furent pas suscitées par la Fraternité Saint-Pie-X, dont l’implantation était encore très faible. […] Les associations traditionalistes qui se créèrent étaient dues à l’initiative de fidèles qui voulaient soutenir le prêtre de leur paroisse encore attaché à cette liturgie ou un prêtre qui avait été marginalisé par les autorités diocésaines à cause de cet attachement et qui célébrait la messe dans un lieu de culte improvisé[11]Y. Chiron, op. cit., pp. 219 et 303. En octobre 1976, l’abbé Coache évaluait le nombre de prêtres célébrant le rite traditionnel à plus de 800, et le nombre de centres liturgiques à 500..

Conformément à son charisme épiscopal, Mgr Lefebvre jouera évidemment, à partir de la fondation de la FSSPX à Fribourg en 1970, et encore plus à partir de ce que Jean Madiran appellera à bon droit sa « condamnation sauvage » en 1975[12]Jean Madiran en publie toutes les pièces dans Itinéraires, à partir du numéro de juillet-août 1975., un rôle très important dans le développement et l’évolution de ce courant religieux. Ce serait cependant une grave erreur que de réduire l’opposition d’inspiration traditionnelle à la crise dans l’Église à sa personne et à son œuvre. Citons de nouveau Jean Madiran :

[Dans le domaine où s’exerce l’activité de la revue], Itinéraires n’a jamais suivi Mgr Lefebvre, elle n’a jamais eu à le suivre pour la simple raison qu’elle l’a précédé. Les refus majeurs opposés à l’évolution conciliaire : le refus publiquement motivé du nouveau catéchisme en 1968, celui de la nouvelle messe en 1969-1970 ont été prononcés par d’autres que Mgr Lefebvre et sans qu’il s’en soit mêlé ; pour sa part, il travaillait dans le silence, sans participer aux controverses et aux débats ; ce sont les attaques contre son séminaire d’Écône qui l’ont amené, peu à peu et tardivement, à énoncer et défendre publiquement les principes et positions qui inspiraient son œuvre de formation sacerdotale, œuvre initialement discrète, quasiment monacale[13]Jean Madiran, « Duo dubia », Itinéraires, n° 330 de février 1989, pp. 22-23..

Lire dès maintenant la deuxième partie de l’entretien ici : “La difficile question des sacres de 1988” 

 

Références

Références
1 « Rallié » est l’épithète accolée par certains partisans des sacres du 30 juin 1988 aux prêtres et fidèles qui n’ont pas suivi Mgr Lefebvre après les sacres du 30 juin 1988, et qui ont été reconnus par la hiérarchie sur la base du motu proprio Ecclesia Dei du 2 juillet 1988. Elle renvoie au fameux « ralliement » à la forme républicaine du régime, préconisé aux catholiques français par Léon XIII (encyclique Au milieu des sollicitudes du 16 février 1892). Elle se veut péjorative, car les fidèles qui ont suivi les consignes du ralliement se seraient « ralliés » à une idéologie néfaste pour bénéficier de la protection du pouvoir en place. Sans préjuger évidemment de l’opportunité pastorale et politique du fameux document pontifical, je fais remarquer que, dans l’Église catholique, un prêtre qui sollicite et reçoit une mission de la hiérarchie ne se « rallie » à rien d’étranger au sacerdoce catholique, bien au contraire.
2 Yves Chiron, Histoire des traditionalistes, Paris, Éditions Tallandier, 2022, 638 pages.
3 Cf. Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Paris, Seuil, 2018, 284 p. ; recension dans Sedes Sapientiæ, n° 145, septembre 2018.
4 Jacques Maritain, Le Paysan de la Garonne, Desclée de Brouwer (1re éd. 1966). Il stigmatise « la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits “intellectuels”, auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhume des foins » (p. 16).
5 Étienne Gilson, Les tribulations de Sophie, Vrin, 1967. « Le désordre envahit aujourd’hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la Dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. On doit pouvoir regretter qu’elle soit menacée de le perdre à jamais » (p. 13).
6 Cf. Y. Chiron, op. cit., pp. 216-217.  Cet indult a été concédé à la suite de la demande d’un certain nombre de personnalités du monde des lettres et des arts, dont la célèbre romancière Agatha Christie.
7 Jean Madiran, « Le choix n’est pas entre “le concile” et “le schisme” », Itinéraires, Supplément Voltigeur n° 172 du 15 novembre 1989, p. 1.
8 On se reportera à la documentation précise d’Yves Chiron. Pour les revues, outre Itinéraires, citons La Pensée catholique, L’Homme Nouveau, Le combat de la foi, Courrier de Rome, Forts dans la foi, Monde et Vie, La Contre-Réforme catholique. Parmi les associations, Les Silencieux de l’Église, Una Voce, l’Opus sacerdotale, l’Association Noël Pinot, les nombreuses Associations Saint-Pie-V et leur Comité de coordination (Gérard Saclier de la Bâtie). Pour les personnalités laïques, Pierre Lemaire, Marcel De Corte, les frères Charlier, Louis Salleron, Michel de Saint-Pierre, Pierre Debray, Éric de Saventhem… Pour les prêtres, les pères dominicains Calmel, Guérard des Lauriers et de Chivré ; Mgr Ducaud-Bourget, les pères Joseph de Sainte-Marie, Barbara et Vinson, les abbés Berto, Dulac, de Nantes, Coache…
9 Le Concile en question. Correspondance Congar-Madiran sur Vatican II et sur la crise de l’Église, Dominique Martin Morin, 1985.
10 Jean Madiran, art. cit., pp. 4-6, soulignement de l’auteur.
11 Y. Chiron, op. cit., pp. 219 et 303. En octobre 1976, l’abbé Coache évaluait le nombre de prêtres célébrant le rite traditionnel à plus de 800, et le nombre de centres liturgiques à 500.
12 Jean Madiran en publie toutes les pièces dans Itinéraires, à partir du numéro de juillet-août 1975.
13 Jean Madiran, « Duo dubia », Itinéraires, n° 330 de février 1989, pp. 22-23.
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