Au cours de la longue controverse avec les Juifs en laquelle saint Jean met en scène Jésus s’acheminant vers sa Passion, le Sauveur s’affirme comme le bon pasteur[1]La controverse avec les Juifs commence au chapitre 7 de saint Jean, l’image du bon pasteur apparaît au chapitre 10., par opposition au berger mercenaire et intéressé. La référence ne pouvait manquer de résonner profondément chez ses auditeurs. Que signifiait cette expression pour des Juifs pétris de culture biblique ?
Le berger en Israël et dans la Bible
Israël fut depuis ses origines un peuple pastoral : longtemps nomades, puis sédentarisés sur des terres de pâture, les descendants d’Abraham ont développé une culture profondément imprégnée par cette dimension de leur histoire. On peut en trouver trace dans le comput du temps : comme la plupart des sociétés d’éleveurs, Israël a conservé un calendrier en partie lunaire. La lune est en effet le luminaire qui guide les voyageurs et les nomades dans la nuit, tandis que le soleil est le luminaire qui indique les saisons et rythme plus souvent les sociétés d’agriculture sédentaire.
Le métier de pasteur impose des obligations dures. C’est d’abord une surveillance continuelle des troupeaux, diurne et nocturne, pour en écarter les bêtes sauvages, les rôdeurs et autres voleurs de bétail. Mais veiller sur le troupeau ne consiste pas seulement en une garde armée – car la houlette du berger est au premier chef un objet contondant, destiné à repousser les menaces – il faut aussi nourrir les bêtes et les guider vers les bons pâturages, vers les sources d’eau, parfois rares en ces contrées. Le pasteur en Israël est donc tout à la fois gardien, guide, pourvoyeur de subsistance. Il suffit pour prendre en compte ces différentes dimensions de considérer le mode de vie des bédouins qui font paître encore leurs troupeaux en Palestine. On le voit aussi tout au long de la Bible, dans laquelle ne manquent pas les figures de pasteurs qui recouvrent ces trois aspects : David a appris à combattre pour écarter les bêtes féroces[2]1S 17, 34-35, le pasteur de la prophétie de Michée est armé d’une houlette[3]Mi 7, 14, celui du Ps 23 mène son troupeau vers les eaux tranquilles[4]Ps 23. Le pasteur est responsable des bêtes qu’on lui confie, il doit payer une indemnité lorsque l’une d’entre elles est perdue ou volée[5]Gn 31, 39.
Une nation de bergers
Au temps de Jésus, la nation juive dans son ensemble se considère comme un peuple de bergers, bien que l’activité d’élevage ne soit pas nécessairement demeurée prévalente dans le pays. C’est ce que rapporte Philon, le grand penseur et exégète de la diaspora juive d’Alexandrie[6]Philon d’Alexandrie, De specialibus legibus 1§136..
En effet le métier de pasteur, s’il était dur, ne faisait pas contracter d’impureté, à la différence de la tannerie par exemple, par le contact avec les bêtes mortes. Ce métier avait par ailleurs été celui des ancêtres et fondateurs du peuple : Abraham, Isaac, Jacob, David… Il était essentiel à Israël, peuple sacerdotal auquel Dieu avait prescrit une ordonnance sacrificielle exigeante, qui comportait chaque jour un certain nombre de sacrifices animaux. Les bergers participaient de près à cet office des prêtres : ils élevaient les bêtes destinées au culte, ils étaient les premiers affectés par l’obligation de réserver à Dieu les premiers-nés[7]Ex 34, 19, en compensation pour les aînés de chaque clan, épargnés lors du passage de l’ange exterminateur, à la sortie d’Egypte[8]Voir Ex 12. L’offrande la plus prestigieuse étant celle de l’animal que l’on a élevé soi-même, le service de Dieu était toujours présent aux pâtres d’Israël, qui apprenaient à laisser toujours la première place à Dieu.
Le bon pasteur : une figure qui remonte loin
Tout israélite est en quelque sorte berger : le bon pasteur est donc le bon fils d’Israël, et cette figure ne date pas d’hier quand Jésus y recourt au chapitre 10 de saint Jean pour illustrer le type de sacerdoce nouveau qu’il vient inaugurer.
Abel lui-même, le premier juste de la tradition juive, est le premier et le bon berger, dont le sacrifice est agréé par Dieu, en tant qu’offrande de ses premiers-nés. Le premier acte religieux qui plaît à Dieu est donc le sacrifice d’un berger, qui le conduit à la mort ; le sacrifice éternel et définitif, le seul qui agrée vraiment Dieu, sera celui du bon pasteur par excellence, donnant sa vie pour le troupeau.
Après Abel on pourrait citer les patriarches, qui furent tous bergers et éleveurs, avec de nombreux épisodes caractéristiques. Jacob abreuva les brebis de Rachel lors de la magnifique scène de rencontre près du puits, puis usa de stratagèmes dignes des modifications génétiques contemporaines pour fuir son escroc de beau-père en emportant la meilleure part du troupeau[9]Pour s’en convaincre, relire Gn 30, 25-43.. Moïse protégea les bêtes de sa future belle-famille, annonçant le rôle de pasteur du peuple de Dieu qui devait prochainement lui être confié.
Mais c’est surtout David qui incarne dans l’Ancien Testament la figure du bon pasteur, et c’est très probablement à lui qu’ont dû spontanément penser les auditeurs de Jésus lorsque l’expression est apparue dans sa bouche. David est le berger humble mais vigilant, tout entier à sa mission lorsqu’il s’agit de protéger les brebis de son père terrestre, mais pas moins présent lorsqu’il faudra prendre soin du peuple de Dieu.
Outre David, il est une autre figure prophétique à laquelle Jésus fait référence dans ce discours du chapitre 10 de saint Jean : dans le magnifique oracle d’Ez 34, le Seigneur prend la parole et reproche aux guides du peuple d’Israël leur vénalité et leur manque de soin pour le troupeau – ils ne valent pas mieux que ce mercenaire auquel Jésus oppose la figure du bon pasteur. Yahvé promet alors de prendre lui-même la tête de ses brebis, de les rassembler et de les mener vers de bons pâturages, en un lieu de repos sur les montagnes d’Israël. Il annonce même qu’il n’hésitera pas à aller chercher la bête égarée, à panser celle qui est blessée. Mais il discernera les brebis des boucs, les bêtes grasses et les bêtes maigres. Ce grand oracle si présent à la mémoire d’Israël à l’époque du Christ, temps de messianisme exacerbé, imprègne profondément le discours rapporté en Jn 10, comme il est aussi en filigrane dans la parabole de la brebis perdue chez saint Luc (Lc 15).
Jésus se présente donc clairement comme ce bon pasteur tant attendu, après lequel soupirait Israël depuis des siècles – depuis le règne de David et l’inexorable décadence de sa dynastie. Car la Bible ne fait pas mystère du malheur d’un troupeau sans pasteur. Moïse implorait déjà l’envoi d’un guide pour le peuple « afin que l’assemblée de Yahweh ne soit pas comme des brebis qui n’ont point de berger[10]Nb 23, 17. », tandis que Judith présentait à Holopherne la déréliction d’Israël en ces termes : « tu trouveras tout le peuple d’Israël comme des brebis qui n’ont plus de pasteur[11]Jd 11, 15. ».
La figure du pasteur est enfin présente, pleine de paradoxe, dans la prophétie de Zacharie, l’une des dernières de l’Ancien Testament. Le Seigneur y annonce cette fois l’envoi d’un « berger qui n’aura pas souci des brebis qui se perdent, qui ne cherchera pas ce qui est dispersé, qui ne guérira pas celle qui est blessée[12]Za 11, 16. ». « Frappe le pasteur, ordonne-t-il, et que le troupeau soit dispersé[13]Za 13, 7. », en une prophétie que Jésus reprendra à son compte, bien qu’elle semble dirigée dans l’oracle contre cette caricature de berger[14]Mt 26, 31..
« Je suis le bon pasteur »
En s’identifiant au bon pasteur, Jésus ne manquait pas de faire sonner dans l’intelligence biblique de ses auditeurs de profonds échos. La figure est une figure si prégnante dans l’histoire d’Israël que tout fils d’Abraham se considérait comme berger. Seulement le Christ se présente comme le bon berger : la référence à David et à l’oracle d’Ezéchiel est évidente et est une véritable déclaration de sa messianité. La citation de Zacharie, au moment suprême de Gethsémani, insiste sur une dimension inattendue mais profonde : le bon pasteur est bien celui qui donne sa vie pour ses brebis, dans des conditions dont le dramatique n’a rien à envier au ton sombre de l’oracle. Jésus sera un bon pasteur, modèle pour tous les évêques et prêtres, appelés à garder à sa suite le troupeau, à le guider et à le nourrir. Mais il sera aussi un berger souffrant pour ses bêtes, humilié, dont le destin paradoxal ne doit pas être évacué par ceux qui désirent être totalement conformés à son sacerdoce : car notre grand prêtre, dit l’épître aux Hébreux, n’accomplit pas son office par le sang des boucs et des taureaux, mais par le don de sa vie ; il est prêtre et victime unique du sacrifice qui nous sauve, appelant tout prêtre à le suivre à l’autel comme sacrificateur, à s’unir à lui sur l’autel comme sacrifié.
Références[+]
↑1 | La controverse avec les Juifs commence au chapitre 7 de saint Jean, l’image du bon pasteur apparaît au chapitre 10. |
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↑2 | 1S 17, 34-35 |
↑3 | Mi 7, 14 |
↑4 | Ps 23 |
↑5 | Gn 31, 39 |
↑6 | Philon d’Alexandrie, De specialibus legibus 1§136. |
↑7 | Ex 34, 19 |
↑8 | Voir Ex 12 |
↑9 | Pour s’en convaincre, relire Gn 30, 25-43. |
↑10 | Nb 23, 17. |
↑11 | Jd 11, 15. |
↑12 | Za 11, 16. |
↑13 | Za 13, 7. |
↑14 | Mt 26, 31. |