La liturgie nous fait lire aujourd’hui, pour le 5e dimanche après l’Epiphanie, la parabole du bon grain et de l’ivraie. Méditation sur le mystère de la permission du mal, cet évangile nous enseigne également que le mal ne disparaîtra pas avant la fin du monde ; il grandit, en même temps que le bien.
Jacques Maritain a médité sur cette “loi du double progrès”, refusant à la fois un pessimisme défaitiste (c’était mieux avant ! ) et progressisme naïf (ce sera mieux demain ! ). De quoi éclairer notre compréhension du temps présent et fortifier notre espérance, alors que la croissance du mal se fait particulièrement sentir et risque de nous faire oublier que le Christ est déjà vainqueur.
Extraits de : J. Maritain, Pour une philosophie de l’histoire :
“En attendant la fin, pécheurs et saints grandissent ensemble”
“Je songe à la parabole du chapitre XIII de l’Évangile selon saint Matthieu. Cette parabole est une expression frappante de la loi que nous considérons ici. Elle signifie que le bien n’est pas séparé du mal dans l’histoire humaine – ils croissent ensemble.
Considérons d’abord sa signification primordiale, religieuse. Elle a pour objet propre le royaume de la grâce, elle concerne la fin ultime de l’au-delà. Les œuvres du mal accumulés dans le temps brûleront dans l’enfer, et les œuvres bonnes accumulées seront rassemblées dans les granges divines. Mais en attendant la fin, pécheurs et saints grandissent ensemble.
Ainsi du point du vue de la grâce ou du corps mystique du Christ, on peut dire que deux mouvements immanents se croisent à chaque point de l’évolution de l’humanité et affectent chacun de ses moments. L’un de ces mouvements tire vers le haut (vers le salut final) tout ce qui dans l’humanité participe à la vie divine du royaume de la grâce ou de l’Eglise (laquelle est dans le monde et n’est pas du monde) et suit l’attraction du Christ, chef du genre humain. L’autre mouvement tire vers le bas (vers la perdition finale) tout ce qui dans l’humanité appartient au Prince de ce monde, chef (dit saint Thomas) de tous les méchants.
C’est en subissant ces deux mouvements internes que l’histoire avance dans le temps. Le chrétien sait que, constamment contrarié et constamment masqué, le travail de l’esprit s’accomplit malgré tout, tandis que l’histoire avance et qu’ainsi de chute en chute, mais aussi de gain obscur en gain obscur, le temps marche vers sa résurrection.”
Un exemple : le temps avant le Christ
“Un cas particulier de ce double mouvement est signalé par saint Thomas lorsqu’il considère l’état de l’humanité dans l’âge qui va de la chute originelle à l’avènement du Christ.
Saint Thomas explique qu’avec le déroulement du temps le péché s’est mis à faire sentir de plus en plus son poids dans l’espèce humaine, au point que l’instinct de la loi naturelle n’a plus suffi à l’homme pour agir droitement et qu’il lui est ainsi devenu nécessaire de recevoir les préceptes de la loi écrite. Cet accroissement du poids du péché, voila le mouvement vers le bas. Mais en même temps se produit un mouvement vers le haut : c’est le don divin du décalogue ; ce sont les sacrements de la loi ancienne ; c’est la croissance progressive de la connaissance des choses divines ; par l’enseignement des prophètes, les données de la foi sont explicitées peu à peu – jusqu’à la révélation plénière accomplie par le Christ. Cet exemple du double mouvement concerne, cela est clair, le royaume de la grâce et la fin dernière au-delà du temps.”
Application à la politique et à l’histoire
“Mais ce que je voudrais maintenant souligner, c’est que la parabole du blé et de l’ivraie a une signification et une portée universelles, et qu’elle est valable pour le monde comme pour le royaume de la grâce.
Nous devons dire, du point de vue philosophique, que le mouvement de progression des sociétés dans le temps dépend de cette loi du double mouvement, – qui peut-être désignée, dans ce cas, comme la loi de la dégradation et de la revitalisation simultanées de l’énergie de l’histoire ou de la masse d’activité humaine dont le mouvement de l’histoire dépend. Tandis que l’usure du temps et la passivité de la matière dissipent et dégradent naturellement les choses de ce monde et l’énergie de l’histoire, la qualité de cette énergie est constamment réhaussée par les forces créatrices qui sont le propre de l’esprit et de la liberté, et qui normalement ont leur point d’application dans l’effort de quelques-uns, – voués par là au sacrifice.
La vie des sociétés humaines avance et progresse ainsi au prix de beaucoup de pertes. Elle avance et progresse grâce à la surélévation de l’énergie de l’histoire due à l’esprit et à la liberté. Mais en même temps, la même énergie de l’histoire se dégrade et se dissipe en raison de la passivité de la matière et du conflit entre contraires dont la matière est le lieu.
Et certes, en certaines périodes de l’histoire ce qui domine et prévaut, c’est le mouvement de dégradation ; en d’autres périodes, c’est le mouvement du progrès. Mais ce que je veux dire, c’est que les deux existent en même temps, à un degré ou à un autre.”
Équilibre entre “progressisme” et “défaitisme”
“Voilà une idée du progrès toute différente, d’une part de la notion de progrès nécessaire, rectiligne et indéfini dont le XVIIIe siècle a rêvé, suivant lequelle les choses à venir étaient supposées être toujours et de droit meilleures que les choses passées ; et, d’autre part, de cette négation de tout progrès et de cette méconnaissance de l’élan d’origine divine à l’œuvre parmi nous, qui prévalent chez ceux qui désespèrent de l’homme et de la liberté.
Le christianisme authentique n’oublie pas la grandeur originelle de l’homme. Il a en horreur le pessimisme d’inertie. [Le christianisme] est pessimiste en ce sens qu’il sait que la créature est tirée du néant et que tout ce qui vient du néant tend par soi au néant. Mais son optimisme est incomparablement plus profond que son pessimisme parce qu’il sait que la création vient de Dieu et que tout ce qui vient de Dieu tend à Dieu. »
Autre extrait : J. Maritain, Le docteur Angélique :
« Ainsi les choses humaines sont soumises à une distension de plus en plus forte, jusqu’à ce que l’étoffe arrive à craquer. Ainsi l’ivraie grandit avec le froment ; le capital du péché grandit tout le long de l’histoire, et le capital de grâces grandit aussi et surabonde.
A mesure que l’histoire se rapproche de l’Antéchrist et subit dans toute sa structure visible des transformations qui préparent l’avènement de celui-ci, à mesure elle se raproche de Celui que l’Antéchrist précède, et qui cache sous cette même chaîne d’événements du monde l’œuvre sainte qu’il poursuit parmi les siens. C’est en subissant ces deux mouvements internes que l’histoire humaine avance dans le temps. »
“Laissez-les pousser ensemble”
La liturgie nous fait lire aujourd’hui, pour le 5e dimanche après l’Epiphanie, la parabole du bon grain et de l’ivraie. Méditation sur le mystère de la permission du mal, cet évangile nous enseigne également que le mal ne disparaîtra pas avant la fin du monde ; il grandit, en même temps que le bien.
Jacques Maritain a médité sur cette “loi du double progrès”, refusant à la fois un pessimisme défaitiste (c’était mieux avant ! ) et progressisme naïf (ce sera mieux demain ! ). De quoi éclairer notre compréhension du temps présent et fortifier notre espérance, alors que la croissance du mal se fait particulièrement sentir et risque de nous faire oublier que le Christ est déjà vainqueur.
Extraits de : J. Maritain, Pour une philosophie de l’histoire[1]J. Maritain, Pour une philosophie de l’histoire, Paris, Seuil, 1959, p. 57-64. :
“En attendant la fin, pécheurs et saints grandissent ensemble”
“Je songe à la parabole du chapitre XIII de l’Évangile selon saint Matthieu. Cette parabole est une expression frappante de la loi que nous considérons ici. Elle signifie que le bien n’est pas séparé du mal dans l’histoire humaine – ils croissent ensemble.
Considérons d’abord sa signification primordiale, religieuse. Elle a pour objet propre le royaume de la grâce, elle concerne la fin ultime de l’au-delà. Les œuvres du mal accumulés dans le temps brûleront dans l’enfer, et les œuvres bonnes accumulées seront rassemblées dans les granges divines. Mais en attendant la fin, pécheurs et saints grandissent ensemble.
Ainsi du point du vue de la grâce ou du corps mystique du Christ, on peut dire que deux mouvements immanents se croisent à chaque point de l’évolution de l’humanité et affectent chacun de ses moments. L’un de ces mouvements tire vers le haut (vers le salut final) tout ce qui dans l’humanité participe à la vie divine du royaume de la grâce ou de l’Eglise (laquelle est dans le monde et n’est pas du monde) et suit l’attraction du Christ, chef du genre humain. L’autre mouvement tire vers le bas (vers la perdition finale) tout ce qui dans l’humanité appartient au Prince de ce monde, chef (dit saint Thomas[2]Somme théologique, IIIa, q. 8, a. 7.) de tous les méchants.
C’est en subissant ces deux mouvements internes que l’histoire avance dans le temps. Le chrétien sait que, constamment contrarié et constamment masqué, le travail de l’esprit s’accomplit malgré tout, tandis que l’histoire avance et qu’ainsi de chute en chute, mais aussi de gain obscur en gain obscur, le temps marche vers sa résurrection.”
Un exemple : le temps avant le Christ
“Un cas particulier de ce double mouvement est signalé par saint Thomas lorsqu’il considère l’état de l’humanité dans l’âge qui va de la chute originelle à l’avènement du Christ[3]Somme théologique, IIIa, q. 61, a. 3, ad 2..
Saint Thomas explique qu’avec le déroulement du temps le péché s’est mis à faire sentir de plus en plus son poids dans l’espèce humaine, au point que l’instinct de la loi naturelle n’a plus suffi à l’homme pour agir droitement et qu’il lui est ainsi devenu nécessaire de recevoir les préceptes de la loi écrite. Cet accroissement du poids du péché, voila le mouvement vers le bas. Mais en même temps se produit un mouvement vers le haut : c’est le don divin du décalogue ; ce sont les sacrements de la loi ancienne ; c’est la croissance progressive de la connaissance des choses divines ; par l’enseignement des prophètes, les données de la foi sont explicitées peu à peu – jusqu’à la révélation plénière accomplie par le Christ. Cet exemple du double mouvement concerne, cela est clair, le royaume de la grâce et la fin dernière au-delà du temps.”
Application à la politique et à l’histoire
“Mais ce que je voudrais maintenant souligner, c’est que la parabole du blé et de l’ivraie a une signification et une portée universelles, et qu’elle est valable pour le monde comme pour le royaume de la grâce.
Nous devons dire, du point de vue philosophique, que le mouvement de progression des sociétés dans le temps dépend de cette loi du double mouvement, – qui peut-être désignée, dans ce cas, comme la loi de la dégradation et de la revitalisation simultanées de l’énergie de l’histoire ou de la masse d’activité humaine dont le mouvement de l’histoire dépend. Tandis que l’usure du temps et la passivité de la matière dissipent et dégradent naturellement les choses de ce monde et l’énergie de l’histoire, la qualité de cette énergie est constamment réhaussée par les forces créatrices qui sont le propre de l’esprit et de la liberté, et qui normalement ont leur point d’application dans l’effort de quelques-uns, – voués par là au sacrifice.
La vie des sociétés humaines avance et progresse ainsi au prix de beaucoup de pertes. Elle avance et progresse grâce à la surélévation de l’énergie de l’histoire due à l’esprit et à la liberté. Mais en même temps, la même énergie de l’histoire se dégrade et se dissipe en raison de la passivité de la matière et du conflit entre contraires dont la matière est le lieu.
Et certes, en certaines périodes de l’histoire ce qui domine et prévaut, c’est le mouvement de dégradation ; en d’autres périodes, c’est le mouvement du progrès. Mais ce que je veux dire, c’est que les deux existent en même temps, à un degré ou à un autre.”
Équilibre entre “progressisme” et “défaitisme”
“Voilà une idée du progrès toute différente, d’une part de la notion de progrès nécessaire, rectiligne et indéfini dont le XVIIIe siècle a rêvé, suivant lequelle les choses à venir étaient supposées être toujours et de droit meilleures que les choses passées ; et, d’autre part, de cette négation de tout progrès et de cette méconnaissance de l’élan d’origine divine à l’œuvre parmi nous, qui prévalent chez ceux qui désespèrent de l’homme et de la liberté.
Le christianisme authentique n’oublie pas la grandeur originelle de l’homme. Il a en horreur le pessimisme d’inertie. [Le christianisme] est pessimiste en ce sens qu’il sait que la créature est tirée du néant et que tout ce qui vient du néant tend par soi au néant. Mais son optimisme est incomparablement plus profond que son pessimisme parce qu’il sait que la création vient de Dieu et que tout ce qui vient de Dieu tend à Dieu. »
Autre extrait : J. Maritain, Le docteur Angélique :
« Ainsi les choses humaines sont soumises à une distension de plus en plus forte, jusqu’à ce que l’étoffe arrive à craquer. Ainsi l’ivraie grandit avec le froment ; le capital du péché grandit tout le long de l’histoire, et le capital de grâces grandit aussi et surabonde.
A mesure que l’histoire se rapproche de l’Antéchrist et subit dans toute sa structure visible des transformations qui préparent l’avènement de celui-ci, à mesure elle se raproche de Celui que l’Antéchrist précède, et qui cache sous cette même chaîne d’événements du monde l’œuvre sainte qu’il poursuit parmi les siens. C’est en subissant ces deux mouvements internes que l’histoire humaine avance dans le temps[4]J. Maritain, Le docteur angélique, Paris, Hartmann, 1929, p. 111.. »
Références[+]