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La mission de l’apôtre Pierre

Dans son dernier ouvrage, La mission de lapôtre Pierre. Mt 16,17-19 à la lumière de lintertextualité biblique, l’abbé Alban Cras offre une contribution aussi rigoureuse qu’originale à l’exégèse du Nouveau Testament. Fruit d’une recherche doctorale, dirigée à l’université de Fribourg par le P. Philippe Lefebvre, La mission de l’apôtre Pierre s’inscrit (comme un précédent ouvrage : La symbolique du vêtement dans la Bible) dans la lignée d’un courant herméneutique qui renoue avec la fécondité du lien entre les deux Testaments, et qui accorde toute sa place à une lecture intertextuelle et typologique des grandes figures néotestamentaires.

À rebours d’une approche strictement diachronique ou philologique, l’abbé Cras opte, à la suite du P. Lefebvre pour une lecture narrative et théologique du personnage de Pierre, et notamment du célèbre passage de Matthieu 16, 17-19, sommet de la révélation de sa mission, appuyée sur une approche typologique. Pour ce faire, il identifie et met en valeur des « balises » scripturaires que le texte offre à ceux qui savent les repérer, en vue de mettre en lumière l’unité profonde de la Révélation. Ces marqueurs discrets ouvrent une profondeur de champ aussi inattendue qu’enrichissante en catapultant le lecteur au cœur de l’Ancien Testament : par la lecture typologique, la laconique discrétion des auteurs des évangiles s’élargit aux dimensions de l’Écriture tout entière et augmente considérablement le relief de personnages passant au premier abord pour discrets (tel saint Joseph, magistralement présenté par le P. Lefebvre dans L’éloquence d’un taciturne).

Redonner chair à Pierre par les Écritures

L’ouvrage débute par une réflexion méthodologique sur les outils mis en œuvre : intertextualité biblique, typologie, analyse narrative et étude du contexte scripturaire global. Cette approche qui revient largement sur le devant de la scène depuis quelques décennies, après plus d’un siècle de domination sans partage de la méthode historico-critique, vise moins à décortiquer les origines historiques d’un récit que sa cohérence littéraire et théologique, en le prenant tel qu’il nous est transmis par la Tradition et en montrant comment il s’éclaire dans l’ensemble de la Bible. Ici l’abbé Cras applique cette lecture à Pierre, pour montrer comment, de la Genèse au Nouveau Testament, toute l’Écriture anticipe et prolonge la figure de l’apôtre.

Dans un premier temps, l’auteur confronte les portraits de Pierre dans chacun des évangiles. Chez Matthieu en particulier, Pierre occupe une position singulière : personnage central mais ambivalent, il est à la fois le porte-parole des Douze et celui qui trébuche. Il parle au nom des autres, reçoit une révélation unique, mais est aussi corrigé, voire repris par Jésus. Cette tension ne contredit pas sa mission : elle en révèle la profondeur humaine et théologique.

Bariôna: fils de la colombe ou fils de Jonas?

L’étude se concentre ensuite sur les trois versets qui ont fait l’objet du cœur du travail doctoral de l’auteur (Mt 16, 17-19 : la réponse de Jésus à la « confession de Pierre » à Césarée de Philippe), en commençant par un arrêt sur le surnom donné à Simon par Jésus : Bariôna (« heureux es-tu, Simon Bariôna » en Mt 16, 17). Doit-on le lire comme « fils de Jonas », ou, plus audacieusement, comme « fils de la colombe » (bar-yônah en araméen) ? Cette hypothèse, suggérée par le jeu de mots probable, ouvre la voie à une première exploration du lien typologique entre Pierre et le prophète Jonas, qui amène jusqu’au plafond de la Chapelle Sixtine, où Jonas tient une place particulière.

De nombreux passages, reliés aux versets de la confession de Césarée de Philippe, sont relus à la lumière de cette figure : la tempête apaisée, la marche sur les eaux, le sommeil de Pierre dans les Actes, et surtout son envoi vers les païens (comme Jonas à Ninive). L’épisode de la rencontre avec le centurion Corneille dans les Actes, en particulier, devient une nouvelle mission de Ninive : l’annonce de la conversion possible d’un monde étranger. Rome prend alors le relais de la ville impie, et Pierre (malgré ses réticences initiales) devient l’acteur et le prédicateur de cette transformation.

La typologie n’est pas seulement un procédé poétique ou littéraire : elle met en évidence une cohérence profonde dans la vocation de Pierre, qui n’est pas vue comme une fonction hiérarchique mais comme une mission prophétique, parfois surprenante et troublante, mais finalement féconde.

Pierre, fondement du nouveau Temple

Le chapitre suivant, au cœur de l’ouvrage, repose sur une relecture de Matthieu 16, 17-19 à la lumière de la théologie du Temple. En effet le « rocher » (ou la « pierre ») sur lequel Jésus bâtit son Église n’est pas un simple symbole de solidité : dans toute la Bible, le rocher renvoie à Dieu lui-même, mais aussi à la pierre dangle, au fondement sur lequel repose l’édifice sacré de Jérusalem et symboliquement toute la Création. Jésus, pierre vivante, associe désormais Simon à son œuvre en le faisant « Pierre ».

L’auteur tisse alors un réseau typologique entre Pierre et plusieurs grandes figures fondatrices : Abraham, Jacob, Moïse, Josué… Tous sont, à leur manière, des passeurs, des médiateurs, des bâtisseurs, tous ont à un moment ou un autre été confrontés à la fonction symbolique de la pierre (Abraham sacrifie son fils sur la pierre fondatrice du Temple futur, Jacob érige une pierre en mémorial au lieu de sa rencontre avec Dieu, Moïse frappe le rocher qui donne l’eau vive abreuvant le peuple, Josué dresse douze pierres du Jourdain en autel à l’entrée de la Terre Sainte). Pierre hérite de leur fonction prophétique et patriarcale, mais dans un cadre nouveau : il est le roc du nouveau Temple, l’Église, fondée sur la profession de foi, habitée par la présence divine, et envoyée au monde.

Cette Église n’est pas une abstraction : elle est le lieu d’un nouvel Exode, d’une nouvelle liturgie, d’un sacerdoce renouvelé. D’où l’importance du dernier chapitre.

Clefs, sacerdoce et succession

Les fameuses clefs du Royaume confiées à Pierre sont ici interprétées à la lumière de tout l’Ancien Testament, et notamment du pouvoir sacerdotal. L’expression « lier et délier » n’est pas seulement juridique ou morale : elle appartient directement au vocabulaire des prêtres, établi par le Lévitique. Dans ce chapitre, l’auteur convoque tour à tour Samson (lié par des cordes mais qui se délie en les rompant à plusieurs reprises), Aaron (premier des grands-prêtres, acolyte fidèle mais parfois défaillant de Moïse), Simon fils dOnias (grand-prêtre de l’époque maccabéenne) et les grands prêtres de l’époque postexilique, pour mettre en évidence la dimension liturgique et sacerdotale du rôle pétrinien.

Dans cette optique, Pierre n’est pas seulement le rocher du nouveau Temple, il en est le grand prêtre désigné, non par hérédité, mais par appel divin confirmé par Jésus. Le parallèle entre Pierre (en araméen « Kephas ») et Caïphe (ou « Kaiaphas ») – deux figures de tête de communauté, mais de sens opposé – est à cet égard particulièrement riche.

L’enquête débouche sur une réflexion sur la succession apostolique. À ceux qui objectent que Jésus n’aurait pas voulu fonder une Église durable, l’abbé Cras répond par un argument emprunté à Benedict Viviano et tiré du caractère présumé posthume du récit de Matthieu : Pierre étant déjà mort au moment de la rédaction finale, lui confier une mission aussi claire n’aurait guère de sens si elle ne devait pas se prolonger. La pratique de l’Église primitive (imposition des mains, élection de successeurs, structuration précoce des communautés) plaide aussi en faveur de cette continuité.

Enfin, le rapprochement avec les manuscrits de Qumrân, et la figure du « Maître de Justice » qui avait lui aussi institué une communauté en vue de la fin des temps, donne un relief singulier à cette lecture.

Un livre pour les chercheurs… de Dieu !

En définitive, l’ouvrage d’Alban Cras se distingue par la profonde catholicité de son exégèse, la rigueur de ses analyses, et surtout par la richesse théologique de sa démarche. Hautement technique, appuyée sur une connaissance étendue de la littérature scientifique, l’étude conserve de bout en bout une optique de foi. L’auteur y assume pleinement sa lecture croyante, enracinée dans la tradition scripturaire et patristique, tout en se tenant à la pointe des méthodes contemporaines. Sa démarche est en elle-même un message et une prise de position courageuse, que ne manqueront pas de critiquer ceux qui tiennent encore les parti-pris de l’exégèse bultmanienne et considèrent comme inattaquables la datation tardive des évangiles et leur attribution à une communauté plutôt qu’à un auteur (moins encore à un apôtre ayant fréquenté le Christ).

Quoi qu’il en soit, on sort de cette lecture avec un regard renouvelé sur lapôtre Pierre : non plus seulement comme le premier pape ou le disciple maladroit, mais comme le roc ou la figure charnière dune Église née de la Parole, appelée à devenir Temple vivant. Une pierre taillée par les Écritures, sur laquelle Dieu, comme autrefois sur le mont Moriah, bâtit une demeure pour l’humanité nouvelle. Mieux connaître la mission de l’apôtre Pierre, c’est mieux contempler l’Église, et à travers elle entrer un peu plus dans le dessein salutaire de Dieu à notre égard.

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