L’homme ne se définit-il que par la pensée ? La question se pose avec une actualité nouvelle à l’heure où l’Intelligence Artificielle semble égaler – voire dépasser – les capacités rationnelles du cerveau humain.
Depuis l’émergence du cogito cartésien, un lien spécifique de causalité s’est communément renforcé dans le monde occidental entre la production d’une pensée raisonnable et l’être.
Si Dieu est « Celui qui est[1]il révèle ainsi son nom en Ex 3, 14, parfois traduit aussi : « Je suis celui qui suis » », tandis que l’homme moderne est « Je pense donc je suis »[2]René Descartes, Discours de la méthode, Quatrième partie, qu’est donc l’IA (intelligence artificielle), ce phénomène nouveau qui « propose une pensée » ?
IA : Humain vs. Golem
Il était rassurant de concevoir l’IA comme un auxiliaire de l’homme, le support d’une pensée humaine augmentée, mais voilà que nous avons franchi une étape et que l’IA est rentrée de plain-pied en dialogue avec la pensée humaine, faisant montre d’une autonomie propre. Dans la pratique, cela en fait un interlocuteur légitime et crédible, car maitrisant le Logos au sens grec du terme (la parole et le raisonnement), et capable de franchir les grades correspondant aux examens académiques les plus avancés.
À partir du moment où l’IA s’exprime avec une certaine forme de pertinence, voire d’autorité dans la vie sociale, il devient nécessaire d’en définir la nature, les droits et les devoirs ; en d’autres termes, de qualifier son être propre.
Dans l’imaginaire humain, nous ne sommes pas loin des évocations de films ou de bandes dessinées d’anticipation dans lesquelles une nouvelle sorte d’« êtres » tutélaires assoit son emprise, devenant les gardiens bénéfiques ou maléfiques de la cité, n’étant pas soumis à l’éphémère de la vie animale et accumulant savoir et mémoire avec une capacité qui va au-delà de l’entendement humain.
Si l’on considère que l’homme se définit uniquement par son corps et son esprit raisonnable, sans une finalité propre, n’avons-nous pas créé un avatar qui nous dépasse, tant en matière de corporalité – car pouvant aspirer à une certaine forme d’immortalité « physique » – que dans le domaine de la raison – par sa capacité à embrasser l’universel des savoirs ?
Il ne faudrait pas croire que ces Golems[3]être artificiel de la mythologie juive, souvent de forme humanoïde, façonné à partir d’argile pour venir en aide à son créateur. électroniques sont des illusions du temps long. Ils existent déjà de manière embryonnaire et vont révéler leur présence pleinement à très court terme.
Il est nécessaire, dans ce contexte, de faire le point sérieusement.
Sortir de l’impasse anthropologique : binôme ou trinôme ?
Le fait de réduire l’homme au binôme corps-esprit rationnel constitue une erreur du temps des Lumières, dont nous payons le prix fort actuellement. En effet, si seul ce binôme définit l’homme, alors l’homme est en train de créer « un autre » qui peut légitimement être considéré comme un homme augmenté.
De son coté, saint Paul parle d’un trinôme : corps, esprit et âme[4](1Th 5,23, He 4,12). Le Christ définit la parole humaine dans l’Évangile comme ce qui sort du cœur de l’homme[5]Mt 15, 18 : « ce qui sort de la bouche vient du cœur., où le cœur est conçu comme la combinaison de l’esprit et de l’âme, non comme l’expression d’une sentimentalité réductrice.
Reprenons un à un ces éléments :
- Le propre du corps est d’assurer à chacun son autonomie d’action dans le réel, dans un contexte de dépendance sociétal et énergétique (le corps est ce qui permet d’interagir avec notre environnement pour répondre à nos besoins).
- L’esprit est ce qui permet la connaissance par apprentissage. Grâce à cet appareil, l’abstraction et la pensée se développent et s’enrichissent des expériences vécues, permettant un discernement accru et la formation de jugements.
- L’âme est le principe vital qui assure l’autonomie et la liberté de chaque homme, au regard d’une finalité.
Si l’on s’en tient comme les modernes aux deux premiers éléments, les Golems que l’IA est en train de créer sont bien de type humain, avec une enveloppe corporelle certes différente de la nôtre. On pourrait arguer du fait que l’état de conscience du Golem n’est pas au rendez-vous, que sa capacité d’abstraction n’existe pas. Concernant l’état de conscience, le Golem est capable de proposer une représentation fine de chaque objet, tirée de ses « entrailles » électroniques. Quant à la capacité d’abstraction, il est clair et démontrable que l’IA actuelle permet de dégager, à sa manière, les généralités caractéristiques d’un objet, comme le fait l’humain, et c’est d’ailleurs à l’exemple de l’humain que cette forme d’abstraction a été programmée dans la machine[6]plus d’explications dans l’article d’Arnaud de Beauchef : Les sept âges de l’intelligence artificielle.
Remettre l’âme à sa place
Pour différencier le Golem IA de l’homme, il est nécessaire de mettre l’âme au centre, ce principe de vie et de liberté associé à une finalité. Au fondement du Golem IA, il y a et demeurera toujours une forme de déterminisme, aussi complexe soit-il. Le Golem IA est clônable : les mêmes informations initiales combinées aux mêmes modèles conduiront aux mêmes résultats.
Au risque de choquer, ce qui fait l’humanité est l’option du péché, à savoir la capacité sacrée qu’à l’homme d’exercer sa liberté pour le meilleur ou pour le pire. Le fait de relier la parole à l’âme et à la liberté qui en émane est essentiel pour comprendre la différence entre parole et pensée rationnelle. Ce qui sortira du Golem IA ne sera jamais une parole au sens biblique du terme, même si on l’habille de sonorités qui pourraient le laisser croire. Ce qui compte en la matière n’est pas la communicabilité de la pensée rationnelle, mais la personne de l’émetteur et son attitude intérieure, associés à l’émission d’un message : la parole vécue, issue du cœur.
Le fait d’occulter l’âme constitue un enjeu contemporain central, comme l’avait parfaitement vu Dostoïevski dans les Frères Karamazov, par la voix du « Grand Inquisiteur ». Si le souffle de l’âme humaine est nié, sa liberté est ignorée et il n’y a plus guère de différence entre l’homme de chair et le Golem, constitué de câbles électriques.
Le Christ nous en apprend à cet égard beaucoup sur la nature humaine, en ce sens qu’il nous permet de comprendre mieux ces trois dimensions, corps, esprit et âme et leur interaction. Tout d’abord, l’âme apparaît comme une « couche » plus profonde et inaccessible que le corps, et c’est ce qui fait qu’il est plus facile de guérir le corps que de soigner l’âme. L’esprit quant à lui devient source de « préceptes » normatifs désincarnés, lorsqu’il se détache de l’âme. Il y a un pont qui unit corps, esprit et âme : c’est la foi, qui mobilise les trois composantes humaines, comme la charité. À observer dans l’Évangile le nombre des démons expulsés, l’effusion de l’Esprit Saint, l’âme est un lieu habité, et la liberté de l’homme consiste à décider de ce qui l’habite.
L’IA va finalement avoir le grand mérite de nous forcer à reconsidérer ce qui caractérise l’humanité. L’esprit cartésien moderne est si établi que ce ne sera pas sans douleur. Et il faut ainsi revendiquer haut et fort la légitimité du péché comme péché, car en l’occultant c’est la liberté qu’on ligote et la possibilité d’une rédemption que l’on interdit.
Comme le Grand Inquisiteur, les clercs contemporains ont eu le grand tort de ne pas vraiment croire à l’existence de l’âme immortelle, à la liberté souveraine de l’homme, et donc au péché. À cet égard, un certain cynisme ultra-élitiste qui ne date pas d’hier accélère encore la tendance. Sous le prétexte de périphéries multidimensionnelles, conditionnements divers, circonstances atténuantes limitant l’autonomie humaine, c’est la capacité de liberté réelle de l’homme au risque du péché qui est menacée. N’y croyant guère pour les autres, nos clercs doutent en eux-mêmes et ont bien souvent détaché leur parole extérieure de leur vécu personnel pour verser dans l’incantatoire des préceptes.
Et ils courent le risque de l’extinction, frappés d’inutilité sociétale.
Références[+]
↑1 | il révèle ainsi son nom en Ex 3, 14, parfois traduit aussi : « Je suis celui qui suis » |
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↑2 | René Descartes, Discours de la méthode, Quatrième partie |
↑3 | être artificiel de la mythologie juive, souvent de forme humanoïde, façonné à partir d’argile pour venir en aide à son créateur. |
↑4 | (1Th 5,23, He 4,12) |
↑5 | Mt 15, 18 : « ce qui sort de la bouche vient du cœur. |
↑6 | plus d’explications dans l’article d’Arnaud de Beauchef : Les sept âges de l’intelligence artificielle |