L’histoire, dit-on, ne sert jamais deux fois les mêmes plats ; sauf que cette fois, bien qu’ arrosée pour l’une aux vins de Bourgogne ou aux gâteries empoisonnées d’Artois, assaisonnée pour l’autre à la harissa et aux épices, les œuvres de Maurice Druon et d’Hela Ouardi dressent un parallélisme frappant entre le destin des descendants de Saint Louis et des successeurs de Mahomet. Des rois aux califes maudits, l’universitaire tunisienne nous emmène à la suite de l’académicien en un fascinant voyage aux origines compliquées de l’islam.
À rebrousse-poil de l’idéalisme islamique
À la lecture de la trilogie que consacre Hela Ouardi aux débuts de l’islam[1]Ouardi, Hela, Les Califes maudits I, La déchirure, Paris, Albin Michel, 2019Ouardi, Hela, Les Califes maudits II, À l’ombre des sabres, Paris, Albin Michel, 2019Ouardi, Hela, Les Califes maudits … Continue reading, l’allusion à l’œuvre monumentale de Maurice Druon [2]Il s’agit ici d’une référence claire à la saga de Maurice Druon, Les rois maudits, retraçant en sept épisodes le destin chaotique des fils de Philippe le Bel, maudit depuis le … Continue reading est frappante : la succession de Mahomet fut bien chaotique, au point que les querelles et déboires de la France des derniers rois capétiens passeraient en comparaison de ces tornades pour de modestes vaguelettes. À rebours de la vision idéalisée que les musulmans ont souvent de leurs origines (qui conduit aujourd’hui un grand nombre à se réclamer ouvertement du mode de vie des premiers compagnons de leur fondateur – les salaf) les premiers temps de l’islam ont été une suite de violences et de luttes de clans, dont les secousses ont encore de larges répercussions aujourd’hui. Hela Ouardi, professeur à l’université de Tunis, est spécialiste de l’islam et de littérature française. Jouant de sa grande connaissance des sources islamiques, qu’elle croise avec brio et rigueur, elle déploie une écriture enlevée qui fait plonger le lecteur au cœur des intrigues médinoises des années 620 et 630. Autant dire que les fameux rois maudits de notre vieille France font pâle figure aux côtés des « califes bien guidés » qui présidèrent aux débuts de l’islam. Aucun domaine n’est épargné : luttes d’influence, enjeux financiers, incontinence des mœurs, assassinats… les premiers successeurs du fondateur de l’islam n’étaient pas des enfants de chœur.
Servie par une méthode traditionnelle et fouillée
C’est l’image sans concession qu’en donne Hela Ouardi dans ces ouvrages courageux et dont le sérieux aurait du mal à être mis en doute, tant la recherche est fouillée et solidement fondée. Les sources sont abondamment citées, leur interprétation minutieusement justifiée, selon les règles de l’art en islam. L’auteur fait appel aux éléments de la tradition sunnite comme aux matériaux chiites pour donner un aperçu fidèle des enjeux de la grande déchirure occasionnée dans la communauté musulmane par la question fondatrice de l’islam : qui doit être calife, qui pour succéder à Mahomet ? La grande force de son œuvre est certainement de se fonder uniquement sur la tradition islamique : elle pourrait ainsi parer à la défiance viscérale de nombreux musulmans envers tout regard porté sur leur religion par des observateurs extérieurs. Il s’agit au contraire là d’un récit bien dissonant de ces moments fondateurs, mais qui résonne d’accents classiques qui sauront peut-être donner confiance et faire naître chez certains un degré renouvelé de réflexion critique.
Trois fils spirituels se déchirent l’héritage
Dans La déchirure, l’auteur met en scène l’opération coup de poing orchestrée par l’énergique Omar – qui sera le second calife – permettant à Abu Bakr de supplanter Ali, le propre gendre de Mahomet, à la tête des croyants de la nouvelle religion, alors même que le corps de son fondateur n’est pas encore froid. Le récit théâtral de l’auteur montre les intrigues d’Omar pour évincer ses rivaux et préparer sa place dans l’ombre du vieil Abu Bakr ; on y voit le groupe des premiers compagnons mecquois du prophète de l’islam s’agiter en d’homérique joutes oratoires et menaces, aboutissant à l’instauration d’un nouveau régime.
Dans À l’ombre des sabres Omar se retrouve seul à la tête des croyants, après le décès d’Abu Bakr, et impose un gouvernement de fer aux accents paradoxaux. Le second calife bien guidé se conduit en tout en véritable dictateur, fait preuve d’une méfiance sans exemple à l’égard de tout rival potentiel, mais aime à se promener dans Médine en tenue débraillée, voire indigne. Le parallèle dressé par Hela Ouardi entre le rôle d’Omar dans la formation de l’Islam après le décès de Mahomet et celui de saint Paul dans celle de l’Église des premières années suivant la vie du Christ pourrait sembler peu flatteur pour l’Apôtre, mais éclaire le personnage du second calife d’une manière originale.
La trilogie se conclut bien sûr dans Meurtre à la mosquée par une enquête policière fouillée cherchant à identifier l’assassin véritable d’Omar et ses commanditaires, un crime qui reste aujourd’hui à élucider, pas seulement en tant qu’énigme historique mais parce qu’il reste une pierre d’achoppement non négligeable entre musulmans sunnites et chiites.
Luttes intestines autour d’un moribond
Du même auteur, on lira avec profit Les derniers jours de Mahomet, regard sans concession sur le fondateur de l’islam, décrivant la crudité de ses derniers jours et les luttes fratricides opposant ses proches au-dessus du grabat où se mourait leur chef, d’un mal aux causes peu élucidées voire franchement suspectes. Dans ce dernier ouvrage – publié avant la trilogie consacrée aux successeurs de Mahomet – on pourra apprécier particulièrement le dernier chapitre consacré à la manière d’aborder les sources musulmanes. Le regard porté sur l’historiographie islamique y est hautement intéressant, novateur sans rompre frontalement avec la tradition religieuse. Là encore l’auteur pourra sans doute susciter chez certains une réflexion propre à renouveler le regard porté sur leur religion et ses origines. Pour un lecteur étranger au monde musulman, ce chapitre est un excellent résumé du système fourmillant de textes qui constituent la base doctrinale de l’islam.
Références[+]
↑1 | Ouardi, Hela, Les Califes maudits I, La déchirure, Paris, Albin Michel, 2019 Ouardi, Hela, Les Califes maudits II, À l’ombre des sabres, Paris, Albin Michel, 2019 Ouardi, Hela, Les Califes maudits III, Meurtre à la mosquée, Paris, Albin Michel, 2021 |
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↑2 | Il s’agit ici d’une référence claire à la saga de Maurice Druon, Les rois maudits, retraçant en sept épisodes le destin chaotique des fils de Philippe le Bel, maudit depuis le bûcher par Jacques de Molay, dernier grand maître des Templiers |