Prêtre de paroisse dans la Genève protestante du début du XXe siècle, polémiste catholique, professeur au séminaire, philosophe et théologien, cardinal et figure de l’Église suisse, qui est Charles Journet (1891-1975) ? Une figure de sainteté dont la vie et l’enseignement sont à redécouvrir.
Enseignement sur la messe
Jusqu’au bout, la prédication du cardinal revient de façon concentrique sur le mystère eucharistique. On trouve chez lui des pages magnifiques sur le Saint-Sacrement, tout comme sur le mystère de la messe, comme celle-ci, citée par le P. Émonet :
On peut aimer une grand-messe chantée au-dehors en plain-chant par tout un peuple unanime. Ou une messe de Pâques ou de Pentecôte dans une abbaye bénédictine, quand la noblesse contenue mais contagieuse du chant liturgique gagne peu à peu la nef remplie de fidèles. On peut aimer aussi une messe de Chartreuse dans la mélancolie paisible d’un jour qui s’inaugure, avec la supplication dépouillée, douloureuse, déchirante du Kyrie, les prostrations qui jettent l’homme à terre au seul souvenir de l’Incarnation ou au rappel de l’Agnus Dei, le son de la cloche qui au-dehors par-dessus les vallées annonce au monde le moment de la consécration, la lampe du sanctuaire qui oscille parce qu’on lui a pris de sa lumière, comme le cœur du Christ doit frémir quand on vient y chercher l’amour, tout le drame de la Croix sanglante et de la rédemption du monde véhiculé dans le silence ineffable, la douceur et la paix du sacrifice non-sanglant[1]P.-M. Émonet, Le cardinal Charles Journet, p. 76..
Ou encore cette autre pensée non moins remarquable :
La messe annonce ce qui doit venir, et donne sous les symboles la plénitude et l’ivresse de la Patrie. Elle est instaurée au seuil du dernier âge du monde, pour colorer du sang du Christ le fleuve du temps avant qu’il ne débouche dans l’éternité[2]Ibid..
Une prédication originale
Journet, nous l’avons signalé, a écrit un grand et beau livre sur la messe (qui n’est sans doute pas indépassable, du fait de l’idée maritainienne de la « présentialité » de l’événement du calvaire indépendamment des limites de la temporalité, une idée qu’il avait faite sienne) – mais un livre où les vérités dogmatiques sont affirmées avec une ferveur qui fait du bien (il y défend la présence réelle, la conception de la messe comme sacrifice).
On sait que lui-même célébrait sa messe avec attention et dévotion. Les témoignages[3]G. Boissard, Charles Journet et Nova et Vetera, p. 35. ne manquent pas qui la décrivent comme « la messe d’un saint » : « le voir célébrer la messe était une vraie prédication » ; « il sortait de lui une sainteté, presqu’à l’état physique » ; « il se taisait longuement, le regard très loin, fixant la réalité dont il était impuissant à parler ». Il a quelque part cette belle formule :
Chaque messe est, à travers la Croix du Christ, une grande bénédiction, une explosion silencieuse d’amour[4]Ibid.
En outre, on doit signaler combien les grands changements liturgiques le perturbèrent. Aussi, il continua à célébrer la messe chaque fois qu’il le pouvait ad orientem et en latin et avec le canon romain.
15 avril 1975 : mort à Fribourg
Suite à une chute survenue dans une rue de Fribourg, Journet est hospitalisé. À cette date, il est âgé de 84 ans. Sa santé décline et il s’affaiblit de plus en plus. Il dictera en toute lucidité son testament spirituel, quelques jours avant sa mort. C’est très simple et très beau.
Il m’a envahi de son Amour – et de son amour pour son Église. Par elle, il m’a tout donné. Il n’a pas permis que je perde jamais la foi de mon Baptême, il y a 84 ans, au Sacré-Cœur de Genève – il m’attendait pour me laver dans le Sang de son Eucharistie. Il est venu au-devant de nous par les plus extraordinaires et les plus bouleversantes des amitiés. Al nomine di Gesù Christo e di Maria dolce[5]G. Boissard, Une grande amitié, p. 110..
Mgr Mamie, son ancien élève, son ami, devenu depuis son évêque, passa la dernière nuit et le dernier matin auprès du cardinal. Ce dernier s’éteignit le 15 avril, samedi de Pâques. Selon ses dernières volontés, il fut inhumé à la chartreuse de la Valsainte. Une simple croix de bois marque l’emplacement de sa sépulture, toute semblable à celles des chartreux au milieu desquels il repose. Il faut citer, pour l’accompagner jusqu’au bout, cette réflexion tirée de sa retraite de septembre 1974, au sujet de la mort :
Comment mourrons-nous ? dans la morphine ? dans la lucidité ? Le dernier moment qui comptera sera celui où nous aurons été dans la lucidité pour dire le tout grand oui ; pour dire à Jésus : « Jésus, je suis content d’avoir à mourir puisque Vous, Vous êtes mort. Je ne voudrais pas ne pas avoir à mourir, puisque Vous, Vous êtes mort. »[6]Charles Journet, La Vierge Marie et l’Église, Paris, Téqui, s.d., p. 40.
De la théologie à la vie chrétienne : la vie du cardinal Journet
La vie de Charles Journet montre comment la « sainte théologie » – selon le titre du beau livre de Lucien Méroz – se répercute sur la vie chrétienne.
On trouve chez lui le sens de la Vérité, du primat de la Vérité. En bon disciple du P. Garrigou-Lagrange, il sait qu’on ne peut à la fois aimer la vérité et ne pas détester l’erreur qui lui est contraire. Une religieuse se souvient qu’« il poursuivait l’erreur dans ses retranchements, jetait des pierres à l’hérésie, fustigeait le doute. Mais il conservait une tendre compassion pour ceux qui cherchent et qui doutent. » Citons un article de 1928 :
Plus l’homme adhère à la vérité, plus il découvre ses lumineuses profondeurs, plus aussi il est sévère contre ce qui s’acharne à la détruire. Il y a des paroles très dures qui ne sont que l’envers d’un très grand amour. Les tièdes ne les comprendront jamais[7]G. Boissard, Charles Journet (1891-1975), p. 10..
Quant à la théologie, qui entend approfondir la vérité sur Dieu, il l’a en grande estime. « La théologie spéculative n’est pas à la mode ; est-ce peut-être ce qui m’a toujours séduit en elle ?[8]P.-M. Émonet, Le cardinal Charles Journet, p. 163. » Séduit par elle, il fut en vérité un chercheur de Dieu, ce que démontre toute son œuvre théologique. Une âme assoiffée de vérité divine, plus qu’un simple professeur… On relève d’ailleurs qu’il n’a jamais passé aucun grade académique : on lui décerna deux doctorats honoris causa à la fin de sa vie : l’Université de Fribourg en 1961, et l’Angelicum en 1965.
Journet a une remarque très pertinente sur la théologie de saint Thomas : « la grande vertu de saint Thomas [a été] d’exclure de la théologie et de la philosophie toute expression lyrique : il a tellement cru à la beauté de la vérité qu’il n’a jamais voulu l’orner. » En revanche, chez Journet, du moins dans le cadre de sa prédication, il habille de poésie et d’images la vérité qu’il énonce, comme lorsqu’il évoque « cet amour de Jésus qui vient sur nous comme une flèche de feu[9]Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 19. ». Donnons encore deux savoureux exemples :
Quand on est hérissé contre soi et les autres, il faut penser à la grande douceur de Jésus, et que toutes les épines peuvent devenir des roses dès qu’elles sont acceptées[10]Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 41..
Nous pouvons bien faire dans le monde toutes sortes de choses, mais si la sève du ciel ne les traverse pas, elles sont comme du bois mort[11]Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 35..
Si certains ont considéré comme une limite cette manière très « imaginative » d’approcher le mystère, ce procédé n’est pourtant pas sans fruit : tous ceux qui ont lu Journet le savent bien. À celui voudrait prendre la mesure de ce que Charles Journet apporte au thomisme, le P. Émonet répond :
Le don de poésie du moderne commentateur, sa ferveur lyrique, communiquent à la doctrine rigoureuse et dépouillée de saint Thomas une vibration, un lyrisme qui éveillent en lui de transparentes images[12]P.-M. Émonet, Le cardinal Charles Journet, p. 129..
Cet amour de la vérité le mettait en devoir non pas d’être un vulgarisateur, mais plutôt, comme il aimait à dire, d’œuvrer à sa divulgation auprès du plus grand nombre : il avait pris comme ligne de conduite d’exprimer « la plus haute vérité dans la plus grande charité ». On retrouve là encore une préoccupation semblable à celle observée chez Garrigou (avec la rédaction de ses grands livres de théologie spirituelle à l’adresse d’un large public), bien dans la ligne du cercle de Meudon vouée à l’apostolat par le vrai.
Ce primat de la vérité conférait à sa parole une note éminemment contemplative : en conséquence, il n’était pas du tout moralisateur (« il faut faire », « vous devriez agir ainsi », « vous n’avez pas le droit de », etc.). Pour lui, la droiture de l’agir humain s’imposait comme la nécessaire implication des splendeurs contemplées.
Sa réflexion théologique débouchait enfin comme naturellement sur la vie mystique : fervent partisan du thème de la « connaissance par connaturalité » qu’il emprunte à Jean de Saint-Thomas, il écrit : « Sur la route que la foi ouvre par les concepts, l’amour fait aller l’intelligence, la foi plus loin que les concepts[13]Charles Journet, Introduction à la théologie, Paris, Desclée, 1947, p. 20.. » Il écrit dans le même sens, au début de L’Église du Verbe incarné :
Si nous aimons assez la théologie pour lui donner la grande part de notre temps, nous savons bien pourtant qu’il existe une sagesse meilleure, dont parle saint Thomas au seuil même de la Somme et qui consiste, dit-il, à « souffrir » les choses divines[14]G. Boissard, Charles Journet et Nova et Vetera, p. 25..
Laissons pour finir la parole à Mgr Genoud, qui fut son disciple : il nous donne ce beau témoignage avec lequel nous terminerons :
[Citation] C’est ainsi que tout naturellement l’étonnement philosophique, l’admiration esthétique et la continuelle étude et méditation théologique allaient s’épanouir chez lui en adoration et en expérience mystique. Ses longues stations à la chapelle, tout recroquevillé sur lui-même dans sa grande cape noire, nous apparaissaient à nous, séminaristes, comme un enfouissement dans l’humilité pour une immersion toujours plus profonde au sein de la consumante divinité. C’était là sans doute aussi le sommet de son enseignement, le plus beau de ses témoignages, comme aussi la plus bouleversante des directions spirituelles[15]Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 13..
Références[+]
↑1 | P.-M. Émonet, Le cardinal Charles Journet, p. 76. |
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↑2, ↑4 | Ibid. |
↑3 | G. Boissard, Charles Journet et Nova et Vetera, p. 35. |
↑5 | G. Boissard, Une grande amitié, p. 110. |
↑6 | Charles Journet, La Vierge Marie et l’Église, Paris, Téqui, s.d., p. 40. |
↑7 | G. Boissard, Charles Journet (1891-1975), p. 10. |
↑8 | P.-M. Émonet, Le cardinal Charles Journet, p. 163. |
↑9 | Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 19. |
↑10 | Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 41. |
↑11 | Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 35. |
↑12 | P.-M. Émonet, Le cardinal Charles Journet, p. 129. |
↑13 | Charles Journet, Introduction à la théologie, Paris, Desclée, 1947, p. 20. |
↑14 | G. Boissard, Charles Journet et Nova et Vetera, p. 25. |
↑15 | Ch. Journet, Comme une flèche de feu, p. 13. |