Jésus a souvent parlé de son « heure », c’est-à-dire de sa Passion. Mais dans sa pensée cela désignait un moment théologique (le mystère pascal), plutôt qu’une chronologie précise.
Une contradiction chronologique ?
À l’époque de Jésus, on comptait les heures à partir de 6 h du matin.
Voici le passage de l’Évangile selon saint Marc : « c’était la troisième heure, et ils le crucifièrent[1]Mc 15, 25 ». Donc vers 9 h du matin.
Et le passage de l’Évangile selon saint Jean : « c’était [le jour de] la préparation de la Pâque, c’était environ la sixième heure, lorsque [Pilate] dit aux [notables] juifs : Voici votre roi ! (…) Ce fut alors qu’il le leur livra pour qu’il fût crucifié[2]Jn 19, 14-16 ». Donc vers 12 heures.
Que penser de cette contradiction ? Jésus a-t-il été crucifié vers neuf heures du matin, ou bien vers midi ? Une au moins des deux indications est fausse du point de vue de la chronologie historique, et doit alors contenir une autre vérité (théologique ou liturgique).
Quelques hypothèses
Dans son encyclopédie sur la Passion[3]La mort du Messie, Bayard, 2005, p 1055-1057, le Père Raymond Brown expose six solutions imaginées pour résoudre ce problème. Hélas il conclut qu’aucune n’est satisfaisante.
Selon certains, Marc aurait compté les heures à la façon juive, et Jean à la façon romaine, c’est-à-dire à notre façon actuelle, ce qui fait que Jésus aurait été condamné vers 6 h du matin et crucifié ensuite, apparemment trois heures plus tard.
Mais en réalité les Romains et les Juifs comptaient les heures à peu près de la même façon, à partir du lever du soleil. La journée était divisée en douze heures, la durée de chaque “heure” variant avec la saison et la latitude. Ce qui fait qu’en Palestine, une “heure” d’hiver durait 50 minutes, alors qu’en été elle durait 70 minutes…
Il est probable que la version de Marc n’est pas la bonne, d’abord parce qu’une crucifixion vers midi est plus plausible en regard des événements censés se dérouler le matin, et aussi parce qu’en Mc 15, 44, en fin de journée, Pilate s’étonne que Jésus soit mort vite (ce qui ne serait pas aussi vrai s’il avait été crucifié à 9 h du matin).
De plus, si les deux autres Évangiles (Matthieu et Luc) ne précisent pas l’heure de la crucifixion, ils indiquent cependant qu’une obscurité se fait de la sixième à la neuvième heure, ce qui doit correspondre à la durée de l’agonie de Jésus sur la Croix :
Mt 27, 45 : « depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre ».
Lc 23, 44 : « Il était déjà environ la sixième heure {lors du dialogue avec les larrons}, et il y eut des ténèbres sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure ».
Ainsi la version de Marc semble être la seule des quatre Évangiles à diverger. Mais pourquoi donc ?
La Passion vécue selon un rythme liturgique
On constate un rythme ternaire dans ce récit :
- Jésus est crucifié à la troisième heure.
- Les ténèbres débutent à la sixième heure.
- La mort survient à la neuvième heure.
Ce rythme ternaire se lit aussi dans la parabole des ouvriers de la vigne (Mt 20, 3.5) : « Étant sorti vers la troisième heure, il en vit d’autres qui se tenaient oisifs sur la place publique (…) De nouveau étant sorti vers la sixième et la neuvième heure il fit de même ».
Marc a donc peut-être fait un choix narratif lié au cadre liturgique de la communauté pour laquelle il a écrit, si elle était réglée sur les horaires de la prière tels qu’ils sont décrits dans les Actes des Apôtres :
Ac 10, 9 : prière à la sixième heure
Ac 3, 1 et Ac 10, 30 : prière à la neuvième heure
Certes, les Actes ne font pas mention d’une prière à la « troisième heure ». Mais on sait qu’il fallait prier trois fois par jour, matin, midi et soir (comme par exemple Daniel en Dn 6, 11). Ainsi la prière du matin pouvait logiquement se situer à la troisième heure.
L’hypothèse est donc que Marc aurait introduit la mention de la troisième heure pour qu’on puisse commémorer la Passion en trois étapes, aux trois prières de la journée. Mais en réalité, il est plus probable que Jésus ait été crucifié entre midi et une heure.
Et ce milieu du jour devint le centre de l’Histoire.