Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous publions ici le sermon donné à Chéméré-le-Roi le 25 août 2024 par le RP. Louis-Marie de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, à l’occasion de ses 47 ans d’ordination sacerdotale.
Mes chers frères, ce 14e dimanche après la Pentecôte coïncide avec mon 47e anniversaire de sacerdoce. C’est pourquoi vous avez entendu une oraison particulière qui s’ajoutait à la collecte de ce dimanche. J’en profite pour évoquer les sentiments qui habitent le cœur du prêtre.
Ces sentiments s’originent dans l’amour que le Christ porte aux prêtres. « Jésus (…) ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1). Jésus a aimé jusqu’au bout les apôtres et les prêtres, en leur donnant d’expérimenter jusqu’au bout l’amour de Dieu. Mais que fait un être qui éprouve qu’il est aimé ? Il s’émerveille, il dit merci, et il dit pardon. Le prêtre est donc celui qui va jusqu’au bout de l’émerveillement, jusqu’au bout du « merci », et jusqu’au bout du « pardon ».
Jusqu’au bout de l’émerveillement.
Le prêtre entend de la bouche du Christ ces paroles bouleversantes : « Je ne vous appelle plus serviteurs […], mais je vous appelle amis […]. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis » (Jn 15, 15-16). Quel étonnement ! Le célèbre tableau du Caravage, dans l’église Saint-Louis-des-Français à Rome, nous fait voir le saisissement de Matthieu, lorsque le doigt du Christ se pointe vers lui pour en faire son apôtre.
Le prêtre expérimente, à un degré particulier, la condition de l’être créé et sauvé. Tous, nous devons nous étonner d’exister, par un très libre dessein du Créateur. Tous, nous devons être confondus d’être pour Dieu des fils, par le libre don de l’adoption de grâce. Quelle surprise que cette élection, sans aucun mérite de notre part ! Où étions-nous avant que Dieu crée notre âme dans le sein de notre mère ? Quel droit avions-nous à recevoir la grâce, qui imprime en nous la beauté même du Christ ?
Eh bien, le prêtre est l’objet d’un choix encore plus gratuit du Christ. Saint Marc le note à propos du disciple qui interroge Jésus sur la voie du salut : « Alors Jésus fixa sur lui son regard et l’aima » (Mc 10, 21). Au prêtre, Jésus dit : « Non seulement je t’ai aimé d’un amour éternel, qui t’a sorti du néant. Non seulement j’ai préparé pour toi, avant que le monde fût, le Royaume des Cieux. Mais je t’ai consacré prêtre, pour que tu peuples ce Royaume. Ton âme sacerdotale sera greffée sur mon âme de Pontife. Tes mains seront mes mains pour consacrer mon Corps. Ta bouche sera ma voix pour pardonner les péchés. Tu iras jusqu’au bout de l’étonnement de l’amour ». Le prêtre n’en revient pas : « Comment suis-je aimé au point d’être un Christ sur la terre, moi qui, par moi-même, ne suis rien ? » Je suis prêtre depuis 47 ans : priez pour que je reste jusqu’au bout dans l’émerveillement du mystère de cette élection.
Jusqu’au bout du « merci ».
Le Christ Grand-Prêtre s’est tourné, dès son incarnation, vers son Père ; il a fait remonter vers lui tout l’amour que le monde avait reçu du Père. Jésus n’a pas hésité, il a été oui à son Père (cf. 2 Co 1, 19). À la Croix, il a soulevé tout le créé sur ses bras étendus, et il l’a réconcilié avec Dieu. Que fait le prêtre ? Il dit oui, il va jusqu’au bout de l’acceptation de l’amour de Dieu. Il dit à Dieu le merci suprême : la messe. Dans le sursum corda du dialogue de la Préface qui précède le cœur du sacrifice, le prêtre prend le monde déboussolé et l’oriente vers Dieu. Il prend la flèche du temps et il la lance vers l’éternité. Il prend les péchés des hommes et il les met dans le drame de la rédemption. Le bienheureux Henri Suso, dit-on, sentait le monde au bout de ses mains à cet instant de la messe. Quelle émotion de dire un merci infini à Dieu. Merci de nous avoir donné d’exister. Merci de nous avoir donné le baptême, qui permet en vérité d’offrir le sacrifice. Merci de nous ouvrir, dans la Divine Liturgie, un avant-goût du Ciel. À tous ces mercis des fidèles, le prêtre joint son merci spécial : merci de me faire l’instrument de tous les mercis !
Quelle dilatation, pour tous les cœurs, que l’action de grâces ! Quelle joie particulière dans celle du prêtre, qui va sacramentellement jusqu’au bout de l’action de grâces ! Comme les byzantins au début de l’Anaphore, je peux dire à Dieu : « Je vous rends grâces pour cette Liturgie que vous avez daigné recevoir de mes mains, bien que vous assistent des myriades d’Archanges et des myriades d’Anges ». Offrant le Sang lumineux de l’Agneau, je vis ainsi la joie essentielle du prêtre : donner au monde, dans l’Eucharistie, la joie vitale du merci.
Jusqu’au bout du « pardon ».
Mais est-ce que les hommes se soucient de tout ce que je viens de dire ? Est-ce qu’ils disent non à ce qui les détourne du oui à Dieu ? Est-ce qu’ils se préoccupent d’émerveillement et d’action de grâces ? Hélas ! « Le cœur se serre à la pensée de ces multitudes qui s’affairent, loin de Dieu, dans nos mégapoles modernes » (Pie XII). « Que vont devenir les pécheurs ? », disait saint Dominique. Jésus a marché pour eux sur les routes de Palestine, il a parlé intimement à la Samaritaine au puits de Jacob. Avec lui, le prêtre va jusqu’au bout du chemin des hommes, il va jusqu’au bout du refus du mal. Il le fait parce qu’il aime les hommes, pour les arracher à l’absurde, qui selon le mot de Camus, est « le péché sans Dieu ». C’est parce qu’il a été au bout de l’émerveillement et du merci, que le prêtre ne peut supporter de laisser ignorer aux autres les bonheurs qu’il éprouve. « Persuader à tous la vie éternelle », disait sainte Catherine de Sienne.
Le prêtre est à l’image de Dominique dans le crucifix de Fra Angelico. Ses bras enserrent la Croix, le sang de Jésus coule sur ses mains, ses yeux se lèvent en supplication pour le salut. Comme Dominique, le prêtre doit avoir, selon l’expression du bienheureux Jourdain de Saxe « une ardeur presque incroyable pour le salut de tous les hommes ». Le prêtre va jusqu’au bout du pardon : non seulement il demande pardon pour lui, mais il cherche le contact avec les pécheurs, pour les amener à demander pardon. Il prend sur lui leurs péchés, il est sensible à leurs souffrances personnelles, il a un charisme de compassion. Il sait toucher les âmes, dans la prédication, dans la discussion et au confessionnal, au point précis où elles sont blessées. Il les incite à rendre lumineuse, dans le Sang de Jésus, l’inévitable souffrance humaine.
Quelle consolation de lever sa main sacerdotale sur un visage baigné de larmes, et de faire trouver le chemin de la paix à des âmes longuement torturées ! Quelle aventure de briser l’isolement dramatique des êtres, en les faisant entrer dans la communion de Dieu et de leurs frères ! Le prêtre est celui qui va jusqu’au bout du refus de la solitude, jusqu’au bout du non au péché. En arrachant, par le pardon du Christ, les âmes à la tristesse de « l’éternelle damnation » (canon), j’ai essayé d’être moi aussi depuis 47 ans, selon le mot de Benoît XVI, un « serviteur de votre joie ».
Mes chers frères, confiez à nouveau mon sacerdoce et celui de tous les prêtres catholiques à la Mère du Prêtre, aimée plus qu’aucune autre créature. Elle seule peut nous garder fidèles, jusqu’au bout, au mystère du sacerdoce : dans l’émerveillement, dans le merci et dans le pardon.