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Le “père” des Jeux Olympiques

« Plus vite, plus haut, plus fort » (citius, altius, fortius), la devise choisie en 1894 par Pierre de Coubertin pour le Comité International Olympique (CIO), récemment augmentée du mot « communiter », est due à son ami, le père Henri Didon, dominicain. 
Qui est le « père » des Jeux Olympiques (JO), le prêtre qui fit le voyage d’Athènes en 1896 pour la première édition et qui prêcha lors de la première « messe olympique » ? 

Spécialiste d’histoire religieuse, Yvon Tranvouez profite des Jeux de Paris 2024 pour publier « Plus vite, plus haut, plus fort », sa biographie du père Henri Didon. L’idée de l’ouvrage n’est pas née de la proximité des rencontres sportives mais d’une providentielle découverte dans les rayons de la boutique « Emmaüs » de Brest : un inédit de souvenirs composé par une des proches du révérend dominicain (la marquise Gabrielle de Saint-Vincent-Brassac), augmenté de lettres manuscrites. On n’y trouvera donc que relativement peu d’éléments sur le lien entre Didon et Coubertin, le mouvement olympique ou la fondation du CIO, le portrait dressé est plutôt général, axé en particulier sur ce que révèlent les correspondances (disponibles) et les écrits de Didon, ainsi que sur les témoignages et mentions extérieures. Le thème du sport ne s’y trouve finalement qu’à une place mineure. 

Henri Didon : le « saint » des JO ?

La lecture de la biographie d’Yvon Tranvouez n’en est pas moins instructive, en particulier alors que beaucoup ont voulu remettre au goût du jour la figure du P. Didon, pour contraster avec les provocations honteuses de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris. La figure du dominicain est-elle « récupérable » ? Est-il opportun d’en faire le « saint » des JO ?

Le portrait du religieux qui émane de l’ouvrage d’Yvon Tranvouez est très contrasté : demeurant dans son rôle d’historien, l’auteur y prend garde de ne pas s’engager pour ou contre un personnage qui n’a pourtant laissé aucun de ses contemporains indifférents. Finalement, à la lecture de cette biographie, on a du mal à se créer un portrait complet du R.P. Didon. S’il est une chose que l’on retient en revanche, c’est que le père, tempérament fort et déterminé, fit feu de tout bois dans plusieurs directions et – de Paris à Rome – ne passa nulle part inaperçu. Par contraste cependant, on ne peut s’empêcher de rester songeur au regard de l’oubli généralisé dans lequel il est aujourd’hui tombé (Tranvouez cite notamment le cas – révélateur – de la statue élevée à la mémoire du P. Didon dans le parc de l’école d’Arcueil, ensuite rapatriée au couvent dominicain d’Etiolles, dégradée à la suite de blagues potaches et finalement abandonnée, la dépouille même du dominicain devant faire l’objet après sa mort de plusieurs transferts). 

En quelques étapes, Yvon Tranvouez retrace le parcours d’Henri Didon, enfant du Dauphiné, né au Touvet (Isère) en 1840, seul fils, bientôt orphelin de père et enfant unique (après la mort prématurée de ses deux soeurs), qui grandit sous la houlette d’une mère aimante et bien-aimée (trop présente et possessive ? Une remarque de l’auteur pose la question). À 16 ans, ayant croisé dans les rues de Grenoble le chemin de deux religieux en bure blanche et capuce, le jeune montagnard se présente pour entrer dans l’ordre dominicain, tout juste refondé en France par le P. Lacordaire. Au noviciat de Flavigny, il rejoint d’une des premières promotions de la nouvelle province (alors unique) de France, aux côtés par exemple du (aujourd’hui bienheureux) P. Hyacinthe-Marie Cormier. Dans le tourbillon et les ébauches de structuration des prêcheurs à peine refondés, le temps de formation religieuse et intellectuelle de Didon est écourté : à seulement 21 ans il est appeler à enseigner, à moins de 23 ans il est ordonné prêtre (avec dispense de plus de deux ans sur l’âge canonique). Marqué par la figure atypique du P. Lacordaire, Didon choisit – lorsque les dominicains de France se scindent en trois – de demeurer avec lui dans la province de France. Il commence bientôt (dès 1864 – il n’a que 24 ans) une carrière de prédicateur qui fera de lui l’un des orateurs remarqués de la grande vague des ténors de la chaire dans la seconde moitié du XIXème siècle. 

Un dominicain qui fait parler de lui

Dès ses premiers sermons, Didon – est-ce à dessein ? – se fait un nom. Plutôt que de se « faire la main » sur des thèmes classiques, il entreprend rapidement de prendre la parole sur des thèmes contemporains tels que la conviction religieuse face à l’athéisme, l’âme humaine face à l’infini et bientôt n’hésite pas à se lancer dans des péroraisons patriotiques (à l’occasion de la guerre de 1870) qui font de lui l’un des prédicateurs courus du tout-Paris et des grandes villes de province. Le dominicain se fait remarquer, excite sans doute quelques jalousies, et ne manque pas de commettre certaines erreurs (une préface malencontreusement donnée à un ouvrage hétérodoxe) qui attirent sur lui l’attention des supérieurs et des censeurs. Il publiera plus tard un compte-rendu de son voyage en Allemagne (effectué – avec permission – pour se familiariser avec la science exégétique d’Outre-Rhin) qui sera largement diffusé mais mal reçu, considéré comme trop irénique voire admiratif de l’ennemi germanique. Ayant effectué un premier voyage à Rome et obtenu une audience de Léon XIII dont il considéra les quelques mots comme une approbation et un encouragement, Didon se lança à l’avent 1879 dans une série de conférences carrément polémiques, données à Saint Philippe du Roule sur le thème du mariage et du divorce (alors en débat au Parlement). Au milieu de la série de prédications prévues, le dominicain fut contraint d’interrompre son programme. Il aggravera son cas au carême 1880 en entamant une nouvelle série à la Trinité sur le thème épineux des relations entre l’Eglise et la société contemporaine. Contraint une nouvelle fois de s’interrompre, il fut rappelé à Rome par le maître général, qui le sermonna et l’envoya pour un temps d’études et de pénitence dans le couvent corse de Corbara. 

Sorti de son exil pour visiter l’Allemagne, le père Didon reprit peu à peu ses activités de prédication, auxquelles il joignit l’entreprise monumentale d’écriture d’une biographie de « Jésus Christ », dont l’ambition reprenait son attrait pour les découvertes contemporaines (le dominicain professait une grande admiration pour un scientifique tel que Claude Bernard, dont il disait avoir suivi les cours), sa connaissance des avancées exégétiques réalisées dans les universités allemandes, et son désir de personnel de frayer la voie à une compréhension réciproque du catholicisme et de la société moderne. Le résultat – plus de 1000 pages – fut largement édité et diffusé. Il ne laissa cependant pas de trace notable dans l’histoire de la science exégétique ou de la spiritualité. Au jugement de certains, comme ce journaliste du Times, son oeuvre était « really too Catholic to be Scientific »[1]« Vraiment trop catholique pour être scientifique. » mais aussi « too scientific to be Catholic »[2]« Trop scientifique pour être catholique », The Times, 19 janvier 1891. « Il est bien ce que j’attendais : un recueil de banalités » jugea quant à lui Renan[3]Propos recueillis dans La France du 25 octobre 1890.

Didon et le grand monde

Que restera-t-il de la période parisienne du P. Didon, des contacts qu’il aima multiplier avec diverses personnalités ? On a dit que le père Didon ne laissait pas indifférent… Flaubert (qu’il croisa par l’entremise de sa nièce, Caroline Commanville, qui fut une de ses plus proches « Philotées ») l’appelait « notre ami » mais lui demandait de s’abstenir de « débagouler » sur des sujets tels que mariage et divorce. Quant à Léon Bloy, il avait véritablement pris en grippe le dominicain : « Voilà quatre ou cinq années que ce religieux pérore devant les peuples sans avoir jamais pu sortir de la médiocrité » écrit-il au sujet du père qu’il considère comme un « hétérodoxe furtif et théologastre capitulard, dont l’incontinence littéraire n’est surpassée que par l’accablante sottise de ses prétentions de savant », avant de conclure : « Ah ! les descriptions du Père Didon ! ce mélange récrémentitiel de la pituite sébacée de Renan et des mucosités harmonieuses de Lamartine ! »[4]L’événement, 22 novembre 1890.. De son côté, Anatole France termine sa critique du maître-ouvrage du révérend par ces mots : « S’il faut à tout prix donner un emblème à cette oeuvre confuse, nous le trouverons sans sortir de la Palestine et nous dirons : Capharnaüm »[5]Le Temps, 19 octobre 1890.. 

La sévérité des critiques laisse imaginer l’atmosphère tendue de la fin du XIXème et des grandes luttes autour de l’insertion du catholicisme et de l’Eglise dans la société française moderne. Dans ce combat, Didon essaya de se situer dans une position d’équilibre entre les camps les plus radicaux : cherchant certainement à demeurer sur une ligne de crête, il donna pourtant l’impression à certains de se trouver plutôt au milieu d’un No man’s land stérile, pris pour cible par les tirs des deux camps. On ne peut aller pourtant jusqu’à faire du dominicain un « casque bleu » de l’opposition entre cléricaux et anticléricaux, car il ne se priva pas, tout cherchant à imposer sa troisième voie, de distribuer lui aussi quelques coups de droite et de gauche…

La révélation : Arcueil 

Les (més)aventures du révérend père dans le grand monde ne doivent pas occulter la dernière période de sa vie, qui fut peut-être celle de l’accomplissement de sa vocation profonde. En 1890, le père Didon fut appelé par ses supérieurs à prendre la responsabilité du collège Albert-le-Grand d’Arcueil, institution d’enseignement supérieur sous tutelle du tiers-ordre dominicain. C’est dans cette position semble-t-il que le religieux put donner la pleine mesure de son énergie et de son talent. En quelques courtes années, usant de la notoriété acquise au cours des décennies précédentes, Didon sut faire d’Arcueil un établissement de tout premier plan : non content de procéder à de nombreuses améliorations matérielles, il voulut rénover aussi la pédagogie, pour se tourner vers le modèle d’éducation moderne ou positive, « à l’anglo-saxonne », qui s’implantait alors timidement en France (l’école des Roches, où enseignera deux décennies plus tard André Charlier, en fut un fleuron). Bientôt, le père voulut élargir le champ des disciplines enseignées à Albert-le-Grand ; au noyau historique d’Arcueil il adjoint plusieurs fondations : l’Externat Saint-Dominique et l’Ecole Lacordaire, en plein coeur de Paris, et tout près du collège initial l’Ecole Laplace, ouvrant de nouvelles classes préparatoires à Normale Lettres, HEC, l’Ecole coloniale ou encore Grignon (l’« Agro »). En l’espace d’une demi-décennie, l’institution dominicaine, démultipliée et modernisée, se trouvait en état de concurrencer le vaisseau-amiral du réseau des pères jésuites : l’Ecole des postes, alias Sainte-Geneviève (« Ginette », alors à Paris). Son oeuvre eut en revanche une postérité largement moindre, puisqu’elle ne survécut pas longtemps au décès du père : après le départ des dominicains (expulsés en 1903), les inscriptions chutèrent en flèche, au point qu’Arcueil dut fermer définitivement ses portes en 1906.  

C’est dans le cadre du développement d’Albert-le-Grand que le père Didon, convaincu de l’importance de l’activité physique dans l’éducation des jeunes gens et inspiré par le modèle britannique, fut amené à s’intéresser aux compétitions sportives proposées depuis peu aux établissement scolaires de France. Il rencontra ainsi le 2 janvier 1891 le jeune Pierre de Coubertin, dirigeant d’une ligue de sports athlétiques dirigée vers les établissements scolaires. Séduit par le projet, Didon fit d’Arcueil un des premiers établissements catholiques à se joindre aux compétitions interscolaires, dans lesquelles ses élèves purent bientôt briller. C’est lors de la remise d’un fanion à une équipe partant représenter l’institution lors d’un des ces championnats que le père aurait eu lancé pour mot d’ordre le « citius, altius, fortius » dont Coubertin fit trois ans plus tard la devise du CIO. Associé de près à l’aventure olympique, Didon emmènera en 1896 la « caravane » d’Arcueil (voyage avec aînés de l’institution durant les vacances d’été) à Olympie puis à Athènes. Ayant prêché devant plus de 4000 personnes la veille de l’ouverture des Jeux, Didon sera invité au second congrès du CIO, au sujet de la portée pédagogique et morale de l’olympisme. 

Conclusion : une figure contrastée

Yvon Tranvouez fait le choix de laisser le lecteur tirer par lui-même une partie des conclusions qui émergent à la lecture d’une telle biographie. Qui était réellement le père Didon ? Quel était le moteur de sa vie ? Quelles étaient ses ambitions réelles ? Que restera-t-il son héritage ? 

On l’a dit, la complexité du personnage à de quoi désarçonner. Elle est pourtant révélatrice des combats d’une époque difficile et décisive, où le catholique fervent et le religieux fidèle que fut le dominicain s’efforça de trouver sa voie propre au milieu de luttes qui le dépassaient largement. Fort de son expérience d’historien, Yvon Tranvouez permet d’appréhender efficacement les enjeux de ce temps. Au point de vue humain, Didon donne l’image d’un homme passionné, tant dans ses opinions que dans ses relations humaines, fort en « gueule » mais aussi en amitié, prêt à se dépenser sans compter pour la cause dont il s’estime chargé. Quant à son âme, la biographie ne prétend pas à une analyse directe, mais laisse la place à Didon lui-même, à travers les nombreuses citations de sa correspondance. En prenant du recul sur le personnage et l’époque, avec leurs paradoxes et leurs difficultés, on ne peut s’empêcher de vouloir rappeler pour conclure que le père, malgré sa tendance apparente à une certaine démesure, montra d’indéniables vertus de chrétien et de religieux, ne serait-ce qu’en demeurant fidèle à Dieu, à l’Eglise et à son ordre, malgré tous les obstacles et en dépit de l’atmosphère largement délétère de l’époque qui vit naître la crise moderniste. On prendra ainsi comme une louange en négatif la quasi-déception de Léon Bloy, qui semblait se désoler que le bon père, à la différence de tant d’autres et malgré son goût pour l’exégèse allemande et la science moderne, malgré ses difficultés d’obéissance et sa tendance à sortir du cadre, n’ait jamais défroqué. 

Références

Références
1 « Vraiment trop catholique pour être scientifique. »
2 « Trop scientifique pour être catholique », The Times, 19 janvier 1891
3 Propos recueillis dans La France du 25 octobre 1890.
4 L’événement, 22 novembre 1890.
5 Le Temps, 19 octobre 1890.
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