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L’Église et la réincarnation (1/2)

« Personne avant Denise Desjardins n’avait osé écrire son histoire personnelle en remontant au-delà de sa naissance » : psychothérapeute, spécialiste de la tradition hindoue et disciple de maîtres orientaux, l’auteur de De naissance en naissance prône une forme de méditation qui permettrait de retrouver sa vie antérieure.
La croyance à la réincarnation est un phénomène de plus en plus ancré aujourd’hui chez des contemporains souvent influencés sans même en être conscients par les religiosités orientales[1]10% des Français selon un sondage IFOP d’Octobre 2019 pour Atlantico.. Nous proposons dans deux articles de revenir sur cette question épineuse et actuelle, d’un point de vue philosophique – naturel donc – puis théologique, .

Confronter la réincarnation sur le terrain de la philosophie

Certains psychothérapeutes comme le Dr. Noworocki, qui s’exprimait en 1980 au 4e congrès mondial de médecine naturelle de Genève, prétendent que des personnes sous hypnose pourraient remonter vers leurs vies antérieures, témoignant de connaissances qu’elles n’auraient pu acquérir naturellement mais susceptibles d’être recoupées par la suite. D’aucuns vont aussitôt jusqu’à affirmer que l’on pourrait fournir une preuve scientifique de la réincarnation.

Commençons par replacer le débat au bon niveau. Les données avancées par les tenants de la réincarnation sont des éléments que l’on peut accepter comme valables, mais dont on doit contester l’interprétation. La réincarnation est en effet une théorie explicative, qui se situe donc sur le plan philosophique, et doit donc être confrontée aux principes généraux de la philosophie.

Qu’est-ce que la réincarnation ?

Lorsque l’on s’attaque à la croyance en la réincarnation, on se retrouve face à une opinion diffuse, rarement formulée explicitement, qui se rattache à plusieurs concepts et s’origine dans des traditions diverses. En grec on parle parfois de métempsycose, voire de métensomatose (un terme qui serait plus adapté, car c’est bien l’âme qui changerait de corps, et non l’inverse !), pour désigner des théories apparentées mais qui prennent place dans divers contextes mythiques : orphisme, néo-platonisme (à la suite du mythe d’Er, présent dans la République de Platon). On entend encore parfois le terme de transmigration, pour désigner le passage de l’âme d’une existence à l’autre (parfois humaine, parfois même animale).

L’origine première de cette doctrine se trouve sans doute en Inde, dans le cadre de l’hindouisme des Upanishads (VIIe siècle avant notre ère), qui considère le sujet humain comme une réalité profonde mais non individuelle, apparentée à un absolu indivisible, dont il serait séparé par un lien karmique contracté lors de la venue à l’existence terrestre. Cette pensée est enracinée dans le scandale d’un idéal de pureté et d’unité face au mystère du mal, et surtout dans une conception profondément dualiste de l’homme : l’âme serait un principe détaché de l’unité divine, enfermé à son insu dans la matière et la pluralité.

C’est ce même souci de justice que l’on retrouve en Grèce chez Socrate, pour les hommes qui n’ont ni la récompense ni le châtiment définitif de leurs actes, pour lesquels il envisage une nouvelle existence comme une forme de probation ou de purification. Cette doctrine se pose chez les grecs dans une perspective non-créationniste (conception d’un monde à la temporalité cyclique, sans début ni fin) et implique par conséquent une permanence des âmes, qui sera soutenue notamment par Plotin (disciple de Platon à plusieurs siècles d’écart, initiateur du néo-platonisme). Elle est souvent nourrie par des influences orientales, notamment dans la mystique de Pythagore ou d’Empédocle.

Dans le bouddhisme, la réincarnation ou « renaissance » est vue comme la (très lointaine) porte de sortie du cycle infernal du karma (le poids de l’humanité matérielle et de sa faiblesse congénitale). L’esprit d’une personne prend ainsi corps après corps, sous l’emprise de l’ignorance et d’actions contaminées, selon six formes différentes, des enfers à la divinité en passant par l’humanité, afin de purifier les actions négatives antérieures. À la mort, l’esprit subtil absorbe les consciences sensorielles grossières pour renaître avec elles dans un autre corps. Cette conception d’un perpétuel changement fragilise considérablement la conception de la personne, qui n’a pas une consistance propre en elle-même : le bouddhiste est même encouragé – cela fait partie des exercices spirituels de « l’éveil »- à considérer autrui comme soi-même, puisqu’autrui aurait pu être nous-même. La conception bouddhiste de la renaissance est à l’origine des débats cocasses mais sérieux qui agitent aujourd’hui les lamasseries tibétaines, autour de la possibilité pour le 14e Dalai Lama de refuser de se réincarner, afin d’éviter que son successeur (un jeune enfant qu’il devrait désigner avant sa mort) ne tombe sous la coupe du gouvernement de Pékin.

On peut relier la résurgence actuelle en Occident de cette croyance en la réincarnation par plusieurs facteurs. C’est tout d’abord peut-être simplement la crise globale de la foi et des idées religieuses, qui laisse la place au retour de théories anciennes et incite nos contemporains à se réfugier dans des explications simples. Au point de vue psychologique, l’expérience presque universelle de « déjà vu » semble appuyer cette hypothèse, comme également le sentiment d’injustice qui naît souvent face à l’existence, sa brièveté relative et ses aléas – la métempsycose apparaît ainsi comme une tentative maladroite de réponse humaine au problème du mal. Au point de vue philosophique, le phénomène ne peut manquer d’être relié à un énième retour du dualisme, conception qui renvoie dos à dos la matière et l’esprit comme deux réalités séparées voire opposées (parfois issues de deux principes différents : un dieu bon et un « démiurge » mauvais), et qui fait de l’âme une parcelle de divin enfermée dans le corps.

C’est ainsi que l’on retrouve souvent la croyance en la réincarnation dans le corps de doctrine diffus des nouveaux mouvements magiques que nous présentions l’an dernier, héritiers de la théosophie du XIXe siècle et avatars contemporains du New Age de la génération des boomers.

Un dualisme de plus en plus caduc

Les philosophies antiques, orientales et occidentales, étaient souvent fortement imprégnées de dualisme. Il a fallu la géniale intuition d’Aristote au IVe siècle avant notre ère pour dépasser l’aporie et parvenir à une compréhension plus efficace de la réalité. Développant la théorie « hylémorphiste » pour répondre au problème de la distinction des individus au sein d’une espèce (« individuation »), le philosophie affirma que tous les substances corporelles étaient composées intrinsèquement d’une matière – indéterminée – et d’une forme substantielle, qui lui donne sa nature et sa détermination. La matière n’existe pas dans la réalité à part de la forme, ni la forme hors de la matière. Dans le cas de l’être humain, c’est l’âme qui est la forme substantielle du composé, par conséquent inséparablement unie à un corps donné. Saint Thomas d’Aquin cite ainsi le persan Avicenne, qui l’affirmait déjà clairement au XIIe siècle[2]Saint Thomas d’Aquin, Commentaire du Deuxième livres des Sentences, dist. XVII, q. 2, a. 2, corp et ad 4m. L’argument est simple : l’âme est le principe de vie de l’organisme, or l’âme n’est pas le vivant en lui-même, mais seulement l’une de ses parties : ce n’est pas elle qui vit – ni à qui l’on attribue les actions et opérations – mais le composé. Ce n’est pas l’âme seule qui marche, réfléchit, sent… ni le corps seul. Seule la conception hylémorphiste d’Aristote et de saint Thomas permet d’éviter les écueils opposés du sensualisme (qui réduit l’activité de l’âme à un phénomène biologique, aux seules impulsions électriques du cerveau) et de l’idéalisme (qui fait de l’âme un esprit déchu dans un corps).

Avec saint Thomas on comprend bien ainsi que l’âme, qui tient le bas degré des substances spirituelles, ne peut connaître l’immatériel que par le biais du sensible : l’esprit ne peut user de ses facultés propres (intelligence et volonté) que par l’intermédiaire du corps[3]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 76, a. 5.. Ce n’est donc pas une punition mais un avantage et un fait essentiel pour l’âme que d’être unie au corps ! « Nihil est in intellectu quod prius fuerat in sensu » aime à répéter le Docteur : il n’est rien dans l’intelligence qui ne soit d’abord passé par les sens.  

Les intuitions du vieil Aristote et leur explicitation par l’Aquinate et ses confrères scolastiques n’ont rien perdu de leur actualité aujourd’hui, au contraire. D’abord parce que l’hylémorphisme correspond profondément à notre perception expérimentale, qui unit toujours indissolublement les dimensions corporelle et spirituelle. Ensuite parce que les avancées récentes de la médecine et des neurosciences viennent confirmer cette impression empirique, en insistant toujours plus sur le « psychosomatisme » et la nécessité de prendre en compte la personne humaine dans son intégralité.

Mémoire, dualisme et métempsycose : éléments de psychologie

Une « preuve » scientifique de la réincarnation se trouverait dans l’expérience fréquente de « déjà vu », voire dans la capacité de certains médiums ou psychothérapeutes à faire remonter des sujets sous hypnose à des événements datant de vies antérieures.

Revenons sur le cas de la mémoire. Cette faculté peut être entendue en un double pour saint Thomas d’Aquin[4]Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 79, a. 6.. S’il s’agit de la mémoire au sens large (capacité de conserver une trace des choses, événements et idées), elle peut désigner une faculté intellectuelle : une partie de l’intelligence, qui peut reconsidérer son objet à volonté. Rappelons cependant que les objets de l’intelligence sont nécessairement passés par les sens, et que notre raison ne possède que des idées abstraites. Seule la mémoire sensible, la mémoire au sens strict, est apte à recevoir et retenir des éléments liés à des circonstances concrètes (lorsque l’on se souvient, on ne conserve pas l’information seule mais toujours avec sa relation à un passé incarné – qui de nous n’associe pas ses souvenirs à des odeurs, des sons, des images…?). Deux conclusions s’imposent au sujet de la mémoire. À la frontière entre matière et esprit, elle ne peut être rangée univoquement d’un côté ou de l’autre, témoignant de l’unité inséparable du corps et de l’âme. Et cependant au sens strict la mémoire est sensible, corporelle (puisque la psychologie moderne distingue les types de mémoire selon leur rapport à un sens particulier : visuelle, auditive, kinesthésique…) : en tant que telle, elle devrait donc disparaître et être « remise à zéro » à chaque réincarnation supposée. Comment alors certains voudraient-ils remonter dans leurs existences antérieures et en faire une preuve scientifique de la métempsycose ?

Pour rendre compte de l’expérience presque universelle de « déjà vu » liée à certains phénomènes, on peut faire appel à plusieurs données psychologiques. La mémoire sensible fonctionne en effet selon un certain schématisme : elle tente souvent de faire entrer des perceptions diverses dans un même cadre. Il arrive que nous combinions des images, parfois enregistrées à notre insu, pour créer des objets nouveaux (le phénix, la licorne), mais la tendance commune est plutôt à gommer l’originalité et l’inconnu, pour se ramener à du connu. Les neurosciences montrent que le cerveau s’organise au long de la vie selon des schémas qui se reproduisent fréquemment, tels des sillons creusés de plus en plus profondément par le labour, et oriente ainsi la diversité des perceptions et des raisonnements dans des directions analogues.

Conclusion : impossibilité rationnelle de la réincarnation

Au vu de ces éléments, la métempsycose apparaît donc comme une théorie erronée, car frappée d’une irrémédiable impossibilité philosophique, en même temps qu’elle semble contraire aux données de la psychologie la plus récente. Imprégnée de dualisme, elle semble plutôt être une tentative de trouver une réponse simple et humaine aux mystères de la nature humaine et de sa destinée, en particulier dans sa confrontation au mal.

Références

Références
1 10% des Français selon un sondage IFOP d’Octobre 2019 pour Atlantico.
2 Saint Thomas d’Aquin, Commentaire du Deuxième livres des Sentences, dist. XVII, q. 2, a. 2, corp et ad 4m.
3 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 76, a. 5.
4 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia Pars, q. 79, a. 6.
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